Brigade du temps

Brigade du temps

 

 

 

Journal d'Hervé Marhoux – 323 - 10 Juin :

« Ce matin, on a encore tapé des voyageurs du temps. Petite prise, quelques bâtons dans les statistiques, du quotidien de la brigade. Demain après-midi on présente tout le monde au proc' pour une comparution immédiate. On parie sur une libération sous condition pour les deux gamins et une incarcération pour le père. C'est lui qui a entraîné ses enfants là-dedans, c'est un récidiviste déjà arrêté, il n'arrive pas à faire le deuil de la mort de sa femme, leur mère. En tôle au moins il va avoir droit à un suivi psychologique obligatoire. Il cessera peut-être de vouloir revenir en arrière pour empêcher l'accident mortel. Mais aussi, plus le temps passera et plus il lui sera difficile de bricoler une machine qui remonte assez loin en arrière. Faut bien dire, c'est surtout là-dessus qu'on compte pour dissuader les voyageurs. »

 

Journal d'Hervé Marhoux – 324 – 12 Juin :

« Au journal du soir on parle encore des « états-voyous » qui ne respectent pas la charte des Nations-Unies bannissant le voyage temporel. Sachant qu'à peu près tous les états du monde ont leurs machines, qu'une centaine d'entre eux maîtrise la technologie de A à Z, qu'elle est diffusée depuis des années sur internet et que toutes les mafias du monde commercialisent les composants sous le manteau, je ne vois pas pourquoi des états ruinés ou des dictateurs qui affament leurs peuples se priveraient des revenus du business illégal du temps. »

 

Journal d'Hervé Marhoux – 325 – 14 Juin :

« Intervention d'urgence hier soir. Une bande de gamins des beaux quartiers qui se réunissaient pour une « time-party ». Eux, ils avaient tout pour que ça fonctionne. Des élèves-ingénieurs, de la thune et une super organisation. Tous les éléments avaient été assemblés séparément et montés ensemble au dernier moment. Si l'une des filles n'avait pas craqué et n'en avait pas parlé à ses parents on n'en aurait peut-être rien su. Bref, on a stoppé la petite fête, embarqué tout le monde et confisqué le matériel. Toute une nuit de boulot avec ces jeunes, le pire c'est qu'ils allaient remonter dans le temps sans vraiment savoir pourquoi. Le seul qui avait une idée vaguement cohérente voulait juste s'éviter une engueulade de ses parents après avoir crashé la voiture familiale. Quelle misère... »

 

Journal d'Hervé Marhoux – 326 – 15 Juin :

« Bon, ça-y-est, les gamins sont dehors. Les parents ont su trouver les mots et les relations qu'il fallait avec le proc' et avec notre patron, ils s'en sortent avec un rappel à la loi. Encore heureux que le matériel soit suffisamment prohibé pour maintenir la saisie, pour un peu on le leur rendait... »

 

Journal d'Hervé Marhoux – 327 – 16 Juin :

« Encore une soirée tout seul devant la télé. Encore un documentaire sur « l'invention du voyage temporel ». Du vu et revu, comme d'hab', sauf l'interview d'Alfonso Juarib, le scientifique brésilien qui a mis au point le « distorseur », l'élément clé du voyage, et qui en a sciemment diffusé les plans sur internet parce que « la science appartient à tous et que les gouvernements n'ont pas à se l'approprier ». Le reportage montrait assez bien que même lui ne s'attendait pas à ce que tout le monde puisse un jour fabriquer sa petite machine personnelle dans son garage. Et que des gars comme moi dans toutes les polices du monde passent leurs vies à empêcher la réalisation de ce qu'il a découvert. 

Au menu, rappel de l'histoire, rappel des principes techniques, et l'inévitable question « Puisqu'il y a des centaines ou des milliers de voyages temporels chaque jour sur le globe, pourquoi est-ce que personne ne réussit à en apporter une preuve ? » « Pourquoi les voyageurs du temps ne disparaissent-ils pas ? » On a eu droit à la superbe vidéo sponsorisée par l'ONU, où Stephen Hawking explique avec beaucoup d'animations de synthèse le multivers, les univers parallèles, la création à chaque instant d'une nouvelle bulle d'univers, chaque bulle générant à son tour une infinité de nouvelles bulles ne différant l'une de l'autre que par un détail plus ou moins significatif.

Ensuite nouveau chapitre de la vidéo, celui qui explique que c'est l'information qui voyage et pas la matière. Un dérivé de la loi de conservation de l'énergie. On ne peut pas disparaître dans un univers et réapparaître dans un autre, chaque univers garde son énergie, sa masse, sa matière. La machine à voyager dans le temps ne peut pas expédier un voyageur et encore moins un objet, elle envoie la « description » du voyageur ou de l'objet vers un autre univers en suivant à rebours la ligne temporelle, jusqu'au moment visé. A ce moment la « description » s'incarne dans le voyageur ou l'objet qui se trouvait présent au « moment d'arrivée », générant instantanément une bulle d'univers distincte, générant une nouvelle ligne temporelle.

Si on modifie le passé, il y aura donc une infinité d'univers avec modification temporelle et une infinité d'univers sans modification temporelle. C'est la notion d'infinité d'infinis qui est la plus difficile à faire passer, en général. Tout ceci est supposé expliquer qu'un individu ne peut pas avoir conscience d'une manipulation de son passé puisque ce passé manipulé a généré à son tour des univers, dont ceux dans lesquels vit aujourd'hui notre individu, mais ces univers sont distincts de celui d'où est parti le voyageur temporel. Autrement dit pour un présent donné il n'y a qu'une ligne temporelle, qui n'a connu aucune discontinuité. Les choses sont ainsi parce qu'elles ont été comme cela par le passé, point.

J'ai toujours calé là-dessus, mais il paraît que les démonstrations mathématico-physiques sont validées, alors... Donc, si on retrouve toujours le voyageur du temps dans sa machine après activation, ce n'est pas parce que ça ne fonctionne pas, c'est parce que le voyageur a envoyé en arrière sur la ligne temporelle sa description, qui s'est donc incarnée dans un autre univers et qui y vit sa propre vie. D'où les problèmes récurrents que nous combattons, les voyageurs qui veulent toujours recommencer le voyage, persuadés qu'ils sont que la tentative précédente a raté. Et d'où les centaines de gourous, les dizaines de milliers d'individus persuadés de posséder, au fond de leur mémoire, le souvenir du voyageur initial, ou encore mieux d'être eux-même des voyageurs du temps. Comme ceux qui croient à la réincarnation, mais dans le sens temporel inverse.

Pour tous ces gens-là, les génies ou les grands personnages de l'histoire deviennent des voyageurs du temps qui ont traversés les siècles à rebours avec leurs connaissances du futur.

 

Journal d'Hervé Marhoux – 328 – 19 Juin :

« Encore une fois, un bricolage à remonter dans le temps a foiré. On n'avait pas grand chose à identifier, sur ce coup-là. Trois morts dans la cave, le feu à l'immeuble, quinze intoxiqués... Les idiots s'étaient branchés directement sur le transfo du quartier, on a fini par apprendre qu'ils voulaient remonter une année complète en arrière, avant la mort du petit frère de l'un d'eux. Le grand s'était senti responsable, les parents nous ont raconté comment il ressassait l'évènement depuis. Ils avaient tenté une thérapie, le seul résultat c'est que le môme avait fait semblant devant ses parents et devant le psy, mais avec ses deux meilleurs potes il construisait sa machine pendant ce temps. Quel gâchis. Et c'est comme ça pour tous. Le voyage dans le temps, c'est la promesse d'un monde meilleur après tout. Changer le passé, annuler les malheurs vécus, tirer les leçons des erreurs... Comment en vouloir à tous ceux qui s'y essayaient ? »

 

Journal d'Hervé Marhoux – 329 – 21 Juin :

« Pour la quinzième fois depuis que je suis à la brigade, on nous a ramené Kevin. Lui, c'est vraiment un cas clinique. Douze séjours en tôle, quatre thérapies, et il persiste à tenter le voyage. Même pas pour lui, d'ailleurs. Il est habité d'une mission, dit-il. Chaque fois qu'il lit un malheur dans les journaux il est persuadé que c'est à lui de le réparer. « Sept jours pour agir », c'est son crédo. Il a trop vu la télé. Tous les dealers de la région le connaissent, il les connait tous. Et comme il a de l'argent depuis la mort de ses parents, tout part là-dedans. Cette fois on va peut-être réussir à le faire mettre sous tutelle pour sauvegarder ce qu'il lui reste. »

 

Journal d'Hervé Marhoux – 330 – 23 Juin :

« Présentation des nouveaux camions-détecteurs ce matin. Les mêmes que ceux des douanes. On devrait détecter les distorseurs à une vingtaine de mètres si le fabricant tient ses promesses. Et les détecteurs portables sont supposés détecter les flux temporels altérés à travers deux mètre de béton. Ça changera de nos équipements « made in France » qui arrivent tout juste à passer une porte en bois. »

 

Journal d'Hervé Marhoux – 331 – 24 Juin :

« Comme à la fin de chaque année scolaire, intervention dans un lycée, en binôme avec un prof de science, pour rappeler aux élèves le caractère illégal et dangereux du voyage dans le temps. « Pourquoi est-ce illégal ? » Et bien d'abord à cause du danger. L'instabilité des distorseurs entraîne des milliers de morts sur le globe tous les ans. Ensuite parce que toutes ces histoires troublent l'ordre public, chacun ne pensant plus qu'à revenir en arrière pour empêcher tel ou tel événement désagréable. Et enfin parce que, au niveau de l'ONU, le Groupe International d'Expert sur le Voyage Temporel a émis des conclusions qui disent en gros qu'on ne peut pas être sûr que la multiplication de ces voyages n'aura pas de répercussion sur la stabilité même de notre propre univers. D'où les centaines de films catastrophes sur les univers en folie, instables, qui se mélangent, bref sur la fin du monde.

A titre personnel, je pense que l'interdiction est parfaitement justifiée par l'état mental des aspirants voyageurs qui sombrent dans des boucles dépressionnaires dont ils ne sortent pas.

 

Journal d'Hervé Marhoux – 332 – 28 Juin :

« Je viens de relire ce journal depuis le début, depuis la semaine qui a suivi la mort de mon fils. C'est le psychiatre qui m'avait incité à le tenir. Ça devait me permettre de faire mon deuil, de continuer à avancer, de ne pas sombrer dans la dépression et dans l'envie de revenir en arrière pour tout changer. En bref pour ne pas ressembler à tous ces zombies que je traque et coffre tous les jours. Ben c'est raté. Hier soir l'enquête nous a conduit à ce hangar où nos voyageurs assemblaient leur machine. On les a topé en flag, autour d'une machine en parfait état. Tellement en bon état qu'on n'y a pas touchée, les techs devant venir l'examiner demain. Alors cette nuit on monte la garde, par deux pour se surveiller l'un l'autre, en application des consignes. Mais Franck dort comme un bébé depuis deux heures maintenant. Et moi je gamberge, tout seul dans ce hangar sombre et silencieux. Ce hangar qui ressemble tellement à celui où mon gamin et ses potes avaient organisé une fête sauvage, ce hangar qui a brulé comme une torche à cause d'une pyrotechnie défaillante, ce hangar où mon gamin et cinq autre jeunes ont trouvé la mort.

Il y a cinq minutes, j'ai du fermer les yeux, je me suis réveillé en sursaut quand j'ai entendu mon fils crier dans les flammes, hurler, m'appeler au secours...

C'est débile, je le sais. Il y a une infinité de bulles temporelles où mon gamin est vivant. Et même si je modifie ma propre ligne temporelle il y aura toujours une infinité de lignes temporelles que je ne modifierais pas, où mon enfant sera toujours mort.

Oui. Mais une infinité moins un, même si je n'en saurais jamais rien, est-ce que ça ne vaut pas le coup ?

Alors je clos mon journal au moment où j'active cette machine. Sans remord j'envoie ma culpabilité dans le passé. Qu'importe le résultat, je l'aurais fait. La police de l'an 2010 et du Roy de France peuvent se passer de moi. »

 

- FIN -

Commentaires

Par bardablog le 09/05/2010 à 12:29

Un thème classique, mais une histoire qui marche ! Bien joué, Maître !

Par Yves Le Hir le 09/05/2010 à 20:24

Merci bien.

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