Nasty, Maël & Bruno : 18

 

CHAPITRE XVIII

 

 

 

 

 

Andalousie, cinq jours plus tard, midi. Au dessus du Golfe d'Almeria, des nuages tourmentés zèbrent un ciel d'un bleu intense. Enchâssées à flanc de collines, de Punta Entinas à Cabo del Gata, les résidences d'un blanc éclatant, groupées en villages ou nichées solitaires, sont les témoins de l'histoire, tandis que se développent partout les lourds bonbons aux couleurs acidulées apportés par le siècle nouveau.

Sur la route qui mène à Sorbas, une élégante limousine beige glisse silencieusement sur le revêtement qui longe le désert de sable, quittant Almeria la civilisée pour s'enfoncer dans la Sierra del Gata, vers la propriété de Pedro Del Castillo, le riche maître d'El Ejido aux hectares de serres climatisées.

Dans le véhicule, Bruno, Maël, Nasstasia et de lourds kilo de matériels.

 

Ils ont franchi ce matin même la frontière maritime entre la République Arabe Nord-Africaine et l'EuroBloc, sous de fausses identités. Il avait fallu quatre jours à Bruno pour se procurer des identités valables, suffisamment résistantes. Durant ce laps de temps, la surveillance de leur cible avait porté ses fruits. Ils savent pourquoi la SilverChalk - Europe - AG a ses bureaux en terre andalouse. A cause de la corrida.

-La corrida”, avait expliqué Bruno aux deux non-européens, “était un "art" pratiqué dans le sud de l'Europe, et plus particulièrement en Espagne, dans lequel des hommes -toreros- affrontaient des taureaux, dans une mise à mort rituelle.”

-Mise à mort ?” Maël était interloqué.

-Oui, dans une arène, avec tout un décorum. Des "habits de lumière", une "muleta", des épées… Mais peu à peu on a commencé à regarder la corrida comme une barbarie. On l'a interdite, et remplacée par les vieilles fêtes crétoises, remises au goût du jour. Beaucoup plus sportif, moins sanglant, avec des bêtes aux cornes adoucies. Ça, ça marche bien. Je pense que ça te plairait, Nasty.”

-Mais la corrida n’a jamais vraiment disparu. Des arènes sauvages se montent, avec moins de sécurité encore, des emplacements toujours changeant, devant des publics d'inconditionnels. Leurs organisateurs se font régulièrement coincer par la police, mais d'autres prennent le relais.”

 

Les recherches menées donnent à Bruno la certitude que Chalk se rend, quasiment à chaque séjour en Almeria, chez Pedro Del Castillo. Soupçonné d'être l'instigateur de tels spectacles, son poids public avait toujours gardé la police à l'écart.

 

 

Ainsi ont-ils décidé de frapper en pleine corrida, dans un milieu où l'on ne demanderait pas l'intervention de forces légales. La situation serait claire. Eux trois, contre tous les autres.

 

A douze heure trente, la Mitsubishi stoppe sans heurts sur l'un des nombreux "points de vue" qui parsèment la route sur la sierra.

A pied, Bruno part en avant, Nasty en arrière. Chacun déroule derrière lui un très fin câble de fibre optique renforcé. Il leur faut une heure pour aller et revenir. La voiture est désormais reliée à deux émetteurs distincts, éloignés d’un kilomètre, en un autre point de vue, sur un autre coude de la route.

Maël restera dans la voiture, ainsi en ont-ils décidé. Ils coordonnera leur action sur le terrain et l'action de Xia à la divulgation des informations sur la SilverChalk, qu'il a fini de nettoyer et de mettre en forme.

 

Bruno et Nasty s'équipent. Combinaisons respirantes renforcées, aux couleurs de la sierra. Lames pour la jeune fille, armes de poing pour l'homme. Communicateurs très courte portée pour les liaisons entre eux deux, collés sur l'oreille et le long de la joue, couleur chair. Communicateurs cryptés, plus longue portée, pour les liaisons avec la voiture. Kit électronique pour l'ouverture des serrures. Diffuseurs médicaux pré-programmés. Écrans de vision à estimation de distance et amplification de lumière. Et autres équipements miniaturisés que Bruno jugeait indispensable...

 

Après une -très longue- embrassade à pleine bouche (Nasty se comportait différemment avec Maël, depuis sa sortie du caisson médical), les deux combattants se mettent en marche sous le soleil de plomb, tandis que l'informaticien regagne la lumière tamisée et l'atmosphère climatisée de la berline.

 

Deux heures sur le sol sec, parmi les palmistes, les pins parasols, les myrthes et les lentisques mènent le duo aux limites de la propriété Del Castillo Une double barrière grillagée haute de trois mètres s'étend, à droite et à gauche, à perte de vue.

-C'est là que commence le sport. Prête ?”

Grand sourire.

-Nickel, vieil homme !”

Bruno sort de son sac un mince alignement de fins barreaux qu'il déplie en le jetant en avant. Les tubes s'emboîtent les uns dans les autres, et voila que se forme une arche hémisphérique, parfaite pour les plantes grimpantes.

-Mono-filaments tressés. Poids minimum, résistance optimale.”

-J'connais, j'connais. Déjà vu sur les holovid de chantiers spatiaux.”

L'arche est délicatement posée par dessus la barrière -surtout ne rien toucher-, Bruno appuie lourdement sur le premier échelon, pour l'enfoncer en terre. Puis il grimpe, lentement mais très naturellement, avant de redescendre et de poser le pied sur la propriété. Nasty le suit souplement sans même se tenir. L'arche est alors soulevée, passée du coté intérieur, démontée pour en faire un petit tas plat qui se confond avec le sol.

-Ne pas se tromper d'endroit, si on revient par là. Bien. Maintenant, les taureaux...”

La jeune femme sort de son sac un petit diffuseur avec lequel elle se parfume, puis enveloppe Bruno. Subtil mélange d'hormones de synthèse, destinée originellement aux personnels des parcs et réserves animalières, il exsude une odeur que les ruminants sont supposé ignorer, pour couvrir l'odeur humaine-. Efficacité théoriquement sans faille…

Lentement, les deux intrus avancent à travers la prairie irriguée, vers les têtes cornées.

Doucement, ils pénètrent dans la zone d'intimité des animaux -énormes et dangereux taureaux élevés pour le combat d'arène-.

Prudemment, ils traversent le champ de vision des énormes mammifères, qui les regardent placidement passer, tels d'inoffensifs ruminants. Quelques uns s'émeuvent, tournent rapidement leurs longues cornes. Quelques autres soufflent violemment et profondément. D'autres encore se détournent, font quelques pas pour s'éloigner, l'air inquiets.

Les sens de Bruno sont en éveil, les mantras de la maîtrise de soi défilent en fond inconscient, il discipline son corps pour ne pas émettre d'odeurs de peur qui viendrait brouiller l'écran artificiel.

Cinq longues minutes. Ils arrivent au pied des longues barrières de bois, le domaine des humains de la propriété Del Castillo. On en devine les bâtiments derrières de hautes futaies.

 

Ils ont manœuvré pour arriver le plus près possible d'un garde en faction nonchalante, assis sur la planche haute, les talons de ses bottes de cheval calés à mi-hauteur. Il tient négligemment sur ses jambes pliées un fusil compact lance-filet. Une main sur la crosse, l'autre tient le nicotine-stick qu'il porte régulièrement à ses lèvres pour en tirer une bouffée. Sur l'épaulette de sa chemise légère, un appareil radio dont une fine tige intégrant le micro part vers ses lèvres et dont un fin câble disparaît dans l'oreille.

Nasty et Bruno sont prêt à agir.

L'eurasienne se détend tel un ressort. Une main passe devant la bouche de l'homme, l'autre plante simultanément les pointes d'un taser dans sa nuque. La sentinelle se raidit violemment, sans un son, bascule vers l'arrière, dans les bras de la jeune femme. Bruno récupère l'arme et la pose dans l'herbe.

Aucun bruit, aucun mouvement ne se signale ailleurs.

 

Nasty se met en faction, genoux pliés, le fusil récupéré à ses pieds, une lame dans chaque main.

Bruno enfiche vivement un mini-jack dans la prise standard de la radio. Son micro-comp de poche affiche quelques signes.

- Brain ?” prononce-t-il dans son com.

- OK”, répond la voix de Maël. “C'est sous contrôle.

- OK. Over.”

Bruno se redresse et parle à Nasty.

- C'est bon. Maël a la radio sous contrôle. Il se fera passer pour le garde s'il le faut. On continue.”

 

La progression reprend, jusqu'aux arbres.

De l'autre coté, les écuries de chevaux véritables, les dépendances, les hangars agricoles et taurins. Un hameau dédié à la diversité zoologique, une enclave de nature dans le sud d'un Euro-Bloc remodelé par les manipulations d'ADN végétal et animal. Quelques hommes au type méditerranéen vont et viennent, la plupart chargés de fardeaux à base de cuirs, piques, fourches et autres instruments ancestraux.

Au loin à gauche, terminant le plateau et surplombant le paysage, l'arrière de la demeure du maître des lieux. Plus près à droite, de hautes parois de brique semblent renfermer des silos à grains ou des réservoirs d'eau. Des clameurs étouffées en proviennent. Les deux intrus s'y dirigent.

 

Protégés par l'angle d'une écurie, ils observent les accès. Une porte de service semble verrouillée, personne ne paraît la surveiller, aucun dispositif extérieur n'est visible. Bruno s'y glisse.

Trois longues minutes lui sont nécessaires pour neutraliser le témoin d'ouverture de porte et déverrouiller la serrure mécanique. Il pénètre alors souplement à l'intérieur, d'où sa main émerge quelques instants après pour faire signe à sa complice.

A l'abri du chaud soleil andalou, une petite pièce carrée est remplie de témoins d'échangeurs de chaleur, de jauges de climatisation, et autres repères déportés d'une machinerie en sous-sol. En face de l'entrée, une porte plus simple, sous laquelle Bruno glisse deux fines fibres reliées à un boîtier spécialisé.

- Couloir vide. Pas de senseurs visibles ni détectables. On y va.”

L'homme en tête, le duo rase les murs parcourus de chemins de câbles et conduits divers.

- Il semble que le niveau du sol soit un niveau intermédiaire”, analyse Bruno à haute voix. “L'arène a été creusée en sous-sol, les accès aux gradins se font par le niveau moins un ou plus un. J'espère tomber sur une salle vidéo, comme sur l'astéroïde.”

 

Une double porte marquée des trois yeux d'une holo-caméra arrive bientôt sur leur gauche. Bruno glisse à nouveau ses appareils dans un mince interstice.

- Une pièce de quatre ou cinq mètres de large sur trois de profondeur. Un homme et une femme visible, qui nous tournent le dos. Ils regardent à travers une fenêtre toute en largeur. Je prends l'homme, tu prends la femme, et on neutralise. Pas tuer. O.K. ?”

- Ça roule, Raoul…”

Bruno déverrouille en quelques instants l'accès, les deux jaillissent à l'intérieur.

Les techniciens n'ont le temps de rien voir, rien comprendre. Nasty a bondi par dessus un rack d'électronique, taser en avant. La femme s’écroule, touchée dans la nuque. Son collègue esquisse un mouvement pour se retourner. Il perçoit un geste rapide puis une grande douleur. Trou noir. Il s'est pris un retour de coude dans le plexus et une remontée du même coude dans la mâchoire.

Bruno n'a plus qu'à vérifier qu’il n’est pas trop abimé. Une seconde de retard sur Nasty, et il n'a rien eu a faire. Il referme la porte et la verrouille. Analyse rapide des instruments qui fonctionnent, tout est en automatique. Les techs ne sont là que pour des réglages fins, pas pour l'essentiel. Leur absence ne devrait pas être ressentie.

Sans toucher à rien, les intrus se placent discrètement aux embrasures de l'ouverture.

Devant eux, un cercle d'une trentaine de mètres de diamètre, cerclé de murs de trois mètres. Sur le sol de terre battue et de sciure, un taurillon et un jeune espagnol s'affrontent. Robe noire luisante et ensanglantée contre habit de lumière brillant et ajusté. Paire de cornes dardée en avant par une féroce tête chercheuse au mufle bavant contre banderilles colorées hautes brandies par des mains rapides. Quintal de muscles contre soixante kilos d'agilité.

Autour du cercle, une centaine d'hommes et de femmes répartis en cinq gradins étagés. Population mélangée. Des espagnols aux vêtements prolétaires y côtoient des représentants d'ethnies diverses aux habits de luxe.

L'atmosphère est toute de bruit et de fureur. C'est le retour aux émotions basiques. Le sang et la sueur effacent le vernis de civilisation. Pas de recueillement, mais le déchaînement des passions.

Et juste en face, señor Del Castillo et ses invités, au premier plan desquels la silhouette massive de Duncan Chalk…

 

- Brain ?”

- J'écoute.”

- Le pigeon est au nid. On peut diffuser.”

- Ça marche pour moi.”

- OK. Over.”

 

Depuis la limousine, Maël envoie quelques ordres brefs par l'intermédiaire de ses relais déportés. Xia en reçoit un, les autres partent sur le Net vers des Cases Restantes. Les récepteurs vérifient la validité des infos reçues, et déclenchent leurs magiciels. Chacun d'eux va chercher dans une banque de données différente une copie des informations synthétisées sur Duncan Chalk et la Silver Chalk. Muni de ces données, chaque magiciel va frapper à la porte d'une agence de presse ou d'une organisation policière.

Le dernier d'entre eux, par hyper-com, arrive sur Alpha Centauri.

Le grand déballage a commencé.

 

- Brun'… Où est Jaszek ?”

- Exact. Pas vu non plus. Pas grave. Je prends DC, tu surveilles.”

Bruno déplace une chaise jusqu'à l'ouverture et s'y installe. Il extrait de diverses poches les éléments d'un fusil compact qu'il monte rapidement et dans lequel il enfiche un court chargeur.

Soigneusement, il pose l'extrémité du canon sur la tranche de la fenêtre et ajuste le visage de Chalk dans le viseur sophistiqué. Quarante mètres, immanquable. Son doigt se positionne sur la détente.

 

Les clameurs de l'arène font trembler l'air lourd d'odeurs de sang et de peur mêlées.

 

La porte vole, un rugissement emplit la petite pièce, une détonation éclate, la main gauche de Bruno explose, l'arme et le sang volent à l'extérieur.

 

Les hurlements redoublent.

 

Khal Jaszek s'encadre dans l'accès du couloir, un antique SIG fumant à la main.

 

Nasty réagit, bondit par dessus les instruments de la régie. Une grande gifle de Jaszek la cueille en vol, l’envoie s’écraser à terre. Bruno est écroulé dans le fond, une mare rouge s’élargit sous lui. Khal shoote lourdement vers l'eurasienne. Elle esquive de justesse, le meuble d’électronique recule sous le choc. Jaszek pointe l'arme vers Nasty. Elle se détend, pied en avant vers la main armée. La main non-armée intercepte et saisit la ranger de la jeune femme au niveau de la cheville gauche. Il tord brusquement la jambe fine et soulève sa poupée, en force. Nasty expire violemment et retient un hurlement. Elle se tord sur elle-même, évite le genou qui visait son abdomen. Un vif sifflement accompagne un mouvement trop rapide pour être perçu. Khal blêmît et jette Nasty. Elle vient de trancher d'un coup de lame carbone-diamant la chaussure renforcée de son assaillant, avec de nombreux tendons du dessus de pied droit, qui se met à saigner. Dans le fond, Bruno, blême, se relève et s’adosse au mur, respirant bruyamment.

Khal recule dans le couloir, laissant des marques rouges sur le sol. Nasty le suit, boitant, reprenant son souffle. Ils se mettent en position de combat. Dans la pièce, Bruno enveloppe son moignon avec du bandage stérile et s'injecte quelques stimulants.

- Et merde !” Nasty parle et agit en même temps.

Main droite, une lame vers le cœur de Jaszek. Il esquive. Main gauche, une autre lame décalée vers sa droite. Elle se fiche en lui. Il blanchit, lâche le SIG et fait un pas en arrière. Nasty sourit, méchamment, fait un pas en avant.

Jaszek se reprend, extirpe la lame plantée dans son flanc, qui sort avec un chuintement gras. Il fait un nouveau pas en arrière et sort du fourreau de dos une longue lame à trancher. Il se met en garde. De l’autre main, il applique un patch médical sur la plaie. Nasty continue d’avancer, mains vides, se mouvant lentement.

Jaszek lance le bras en avant. Son coupe-chou remonte vivement sur Nasty. Elle saute au dessus, jambes pliées. La gauche part vers la lame, la semelle renforcée la bloque. La droite se détend avec une violence explosive, la semelle sonne mat contre le nez qui explose en saignant.

Le poing gauche de Jaszek rate sa cible. Nasty retombe au sol. L’homme souffle.

L’eurasienne bondit à nouveau, entre le mur et le flanc droit d’un Jaszek dépassé par sa vitesse. Elle racle la paroi, que le tranchant de la lame de son adversaire entaille, mais trop tard.

Nasty se reçoit sur les mains, se rétablit en roulé-boulé, et récupère la première lame lancée. Pointe en avant, elle se jette immédiatement vers l’homme qui amorce un quart de tour et un pas en arrière. La lame noire s’enfonce jusqu’à la garde au niveau du rein de l’adversaire.

 

Khal Jaszek s'écroule.

 

Du fond de la pièce parvient une rafale de trois détonations feutrées.