Block 108 bis : 13

13 :


 

« -ON VA TOUS MOURIR !!! »

Kafim hurle, se griffe le visage, dégoupille, pète les plombs. Horst et Moïse essaient de le maîtriser, tandis que les moustiques commencent à envahir le bus.


 

Quelques uns au départ, que Gena et Sidonie tentent d'écraser à coup de coussins et de vêtements. Puis très vite un essaim, qui grossit, qui grossit. Entrés par une aération de toit, les moustiques semblent d'abord hésiter à se disperser. Leur bourdonnement enfle lentement, comme un avertissement sinistre qui repousse les occupants du bus vers l'avant du véhicule.

Le groupe voudrait bien sortir mais dehors c'est pire. Tel un rideau de fumée vrombissant le nuage recouvre le véhicule par l'extérieur, masquant l'hôtel délabré et la Mer des Herbes d'où proviennent les insectes.


 

- Il va falloir se décider à y aller. » dit enfin Gena. « En nous protégeant le visage et les membres on doit pouvoir arriver à l'hôtel et y trouver une pièce à calfeutrer. On reviendra nettoyer le moteur du bus plus tard, quand il y aura moins de moustiques. O.K. ? »

Il faut bien le dire, la proposition de Gena ne rencontre qu'un succès mitigé. Kafim « Nooonnn ! Pas les moustiques ! » Sidonie « Plutôt les écraser ici et boucher l'aération, non ? » Moïse « On ne va jamais y arriver ! On va se faire piquer, sucer le sang, gonfler et doubler de volume ! »

Seul Horst, préférant toujours avancer que stagner, abonde dans son sens « On n'a pas le choix. Mieux vaut souffrir que mourir. Que chacun se protège, je vais ouvrir. »


 

Plutôt mal que bien, les membres du groupe étirent leurs maigres vêtements et se disputent les deux seuls bouts de tissus découverts dans le bus.


 

Et soudainement, alors que les cinq sont prêts à bondir au dehors, une rafale de vent semble disperser la nuée. Même dans le bus, l'essaim vrombissant recule vers le fond.

Alors que les insectes disparaissent de l'avant du bus, le groupe voit, éberlué, s'approcher un homme, un vieil, très vieil homme, tout aussi ancien que l'hôtel sûrement, aussi délabré que la construction également. Mesurant à peine un mètre soixante, pesant sans doute moins de cinquante kilos, recouvert d'une peau cuivrée parcheminée qui ressemble à du vieux cuir, le squelette tient dans ses mains un bâton bizarre, comme une tige de parapluie, se terminant par un épais disque de plastique.


 

- Ça va, là dedans ? » dit le vieux à travers des lèvres minces, montrant des dents plantées de travers. Le visage creusé de profondes rides affiche deux petits yeux noirs enfoncés dans les orbites, sous des cheveux noirs coupés courts mais encore drus. « Vous voulez profiter de mon petit bâton anti-insectes ? »


 

Gena et les autres se regardent, Sidonie prend la parole la première en ouvrant largement la portière. « Oui, bien sûr ! On arrive ! » En cinq secondes, tout le monde à déserté le bus et rejoint le vieil homme.


 

- Bienvenue au Lark, m'sieur dames. On n'a plus l'habitude de voir du monde, ici. C'est plus vraiment un hôtel, faut dire. » En marchant, le vieux a atteint le milieu du parking, à égale distance du bus et du bâtiment. On s'aperçoit que le bâton miraculeux (et très technologique, remarque Gena) éloigne les moustiques sur un rayon d'une vingtaine de mètres.

Le vieux poursuit « Oui, comme je le disais, le Lark n'est plus un hôtel. Ma femme et moi. » Il fait un petit signe vers le perron et le groupe aperçoit alors le double féminin du vieil homme, l'air peu commode et tenant en main un fusil, un vrai à l'ancienne, à deux canons superposés. Il semble avoir l'âge de sa propriétaire, mais aussi la même capacité de bon fonctionnement. « Ma femme est moi, donc, on tient la bâtisse à nous deux, comme on peut. Et comme les temps sont durs, on est obligé de demander des petits services aux gens qui viennent. Vous me comprenez, j'en suis sûr. »


 

Gena sent le piège se refermer lentement sur le groupe tandis que le vieux continue sa phrase.

- Donc, on veut bien vous loger et vous nourrir, pas de problème, mais en échange on voudrait un petit coup de main pour repeindre quelques fenêtres, nettoyer quelques pièces, bref des petits travaux que nous sommes un peu vieux pour bien faire. Juste pour deux jours. OK ? »


 

- Travailler ? Et puis quoi encore ! Vous savez qui je suis ? Sidonie Tsilton ! Mon père possède le Tsilton du Cap Caravane ! J'ai inauguré le Palace du Lac Paradis, de l'autre côté de votre Parc de bouseux ! Alors c'est vous qui me devez un service ! » Le vieux reste coi devant la sortie véhémente de Sidonie. Horst s'apprête à intervenir pour s'excuser mais le vieil homme s'est vite repris.

- Bon. D'accord. On vous laisse tranquille. Je rentre à l'hôtel et je vous laisse repartir. Bonne chance avec les moustiques. » Et il tourne les talons pour retourner vers le Lark.


 

Les membres du groupe se regardent, ne sachant pas vraiment quelle attitude adopter, puis Kafim et Moïse, simultanément, courent rejoindre le bâton magique et son porteur. « On est d'accord ! Ne l'écoutez pas ! On veut bien travailler pour être logé ! Nous on est d'accord ! » Affichant un petit sourire, le vieux leur répond en continuant à avancer « Vous verrez, vous avez fait le bon choix. »


 

Gena, Horst et Sidonie se regardent. Regardent le bus qui se recouvre à nouveau d'insectes. Gena résume. « Sans le répulsif anti-moustique, on n'a aucune chance. Et même à deux, on n'a aucune chance de le lui prendre sans recevoir un coup de fusil. Donc... » Horst conclut en se tournant vers l'hôtel « … on accepte les conditions de ce vieil exploiteur et on s'en va dès qu'on peut. »


 

- Heureux de voir que vous avez changé d'avis » dit le vieil homme en souriant. « Et puisque que vous acceptez de remplacer Mlle Tsilton, je ne vous compterais que trois jours de travaux. C'est honnête, non ? » « Au fait, mon nom c'est Joe. Et ma femme c'est Ilda. »


 

Le marché ainsi conclu, le groupe grimpe les marchés d'accès au Lark et pénètre sous l'avancée qui cercle le bâtiment. Ilda grommela un bref « B'jour » et retourna à l'intérieur, le fusil toujours en main.


 

- Faut pas vous formaliser. » dit Joe. « Elle est un peu revêche, au début, mais ça va s'améliorer. Allez, je vous montre vos chambres. »


 

A travers le vaste hall d'accueil poussiéreux au sol ondulant et décoloré, le groupe gravit le vaste escalier défraichi qui rejoignait l'étage en trois jetées de marches. « Évidemment, l'ascenseur est en panne. » souligna Joe. « Si l'un de connaît ces bêtes-là... »


 

Tout en avançant, Gena se rend compte que l'ensemble du Lark est sous répulsif anti-moustiques. S'ils avaient couru à travers les insectes au prix de quelques menues piqures ils n'auraient pas eu besoin d'accepter les conditions du vieux Joe. « Escroc ! » pensa-t-elle très fort.


 

L'étage était aussi défraichi et poussiéreux que le rez-de-chaussée. Deux ailes s'étendaient en ligne droite à partir du palier, chacune desservant une trentaine de chambres. Joe désigna l'aile de droite. « Choisissez votre chambre, elle sont toutes libres, Ah ! Ah ! Ah ! Touss ! Touss ! » Ayant repris son souffle, il poursuivit. « Pour la literie, il va falloir rallumer le pressing. C'est au rez-de-chaussée, appelez Ilda ou moi quand vous redescendrez, on vous expliquera comment faire. A tout de suite. »


 

- Que les choses soient bien claires, » dit Sidonie à Gena et à Horst d'une voix froide. « Je suis sous votre protection. Je ne travaille pas, je ne fais pas mon lit, je ne nettoie pas ma chambre. Ce n'est pas négociable. Et maintenant je choisis. »


 

Gena et Horst, fatalistes, étant muettement tombé d'accord, les minutes suivantes furent consacrées à l'inspection des pièces.


 

Une chambre par porte, chacune dotée d'un vaste lit, d'une pièce d'eau spacieuse et de toilettes séparées. Le Lark fut luxueux, dans le temps. Chaque chambre possède également sa petite terrasse d'où, suivant l'orientation, on apercevait soit la Mer des Herbes et ses moustiques soit la piscine à sec d'eau remplie de végétation opportuniste.

Il faisait chaud, mais on pouvait ouvrir les baies vitrées sans soucis d'insecte, les répulsifs fonctionnaient visiblement partout. Par contre, la climatisation...

Mais la première crise de colère de Sidonie fut de s'apercevoir que les immenses écrans muraux avaient disparus. On n'en trouvait plus que les supports et les prises de câblage. Elle força Gena à redescendre voir Joe et Ilda, exigeant -en tant que cliente, n'est-ce pas- l'accès libre et illimité au réseau. Lorsque Gena remonta, ce fut pour lui annoncer que les antennes du Lark ne fonctionnaient plus depuis des années et que si le groupe voulait le réseau il fallait que quelqu'un s'en occupe. A la colère de Sidonie, Gena répondit en gagnant du temps « On s'occupe du couchage d'abord. On jettera un coup d'œil aux accessoires tout de suite après. Mais sans écran... »


 

Les chambres étaient aussi défraichies et poussiéreuses que le reste. Certains lits n'étaient plus là, d'autres étaient brisés, certains avaient un matelas, d'autres n'en avaient plus... bref il fallut un quart d'heure de manutention pour constituer cinq chambre. Ne restait plus qu'à trouver la literie et nettoyer la poussière dont chaque membre du groupe -sauf Sidonie, bien sûr- était maintenant abondamment recouvert, crise d'éternuement garantie.


 

Kafim, Horst et Gena se portèrent volontaire pour utiliser le nécessaire de ménage découvert dans le placard au bout du couloir, à côté de l'escalier et de l'ascenseur de service. Heureusement les batteries intégrées aux appareils étaient chargées, les capteurs solaires du Lark semblaient encore fonctionner et produisaient de l'énergie. Bientôt les vrombissements des aspirateurs et des cireuses retentirent dans l'étage, comme avant. Et comme avant également, la moitié du travail était manuel, à coups de chiffons, plumeaux et détachants divers.


 

Moïse s'était porté volontaire pour la literie, semble-t-il surtout pour éviter la corvée de ménage. Il redescendit chercher le couple infernal.


 

Par habitude, il se déplaçait sans bruit, curieux de découvrir sans être découvert. Lui aussi avait bien remarqué que le Lark était doté de répulsif anti-moustique. Il pensait également que Joe et Ilda leur dissimulaient sûrement autre chose. « On ne peut pas faire confiance aux gens » était l'un de ses crédos, celui qui lui permettait de passer à travers les embrouilles de son quotidien.


 

Donc, Moïse faisait le tour du rez-de-chaussée. A droite, sous leur aile, la grande salle de restauration, avec larges baies donnant sur la Mer des Herbes. Dans le même état défraichi et poussiéreux que tout le reste. Avec des manques dans le mobilier. Comme pour les lits, il y avait eu de la perte lors des années passées. A l'extrémité opposée à la réception, une petite scène. Pour les animations et réceptions du temps jadis. Du côté intérieur du bâtiment, les cuisines. Grandes, bien équipées, mais vides.

De l'autre côté de de la réception s'étendait ce qui avait été une salle de sport / remise en forme, vitrée des deux côtés. Entièrement vidée, même des équipements fixés aux murs.


 

Moïse revint sur ses pas, vers la réception, vers les portes indiquées « Personnel autorisé seulement ». C'était bien là, dans une quarantaine de mètres carrés, les communs du personnel. Bureau du manager, porte fermée, petits coffres des clients, vestiaires, porte fermée, salle à café, mini-cuisine et au bout une porte marquée « Privé ». Les anciens appartements du manager sans doute. Moïse entendit les petits vieux avant de les voir. Ils semblaient s'engueuler... « … trop con ! » disait Ilda « Ils vont nous créer des problèmes ! » « Allons donc, » répliquait Joe « ils n'ont ni arme ni équipement. Ce bus, ils l'ont volé, c'est sûr, ils sont en fuite. On en fera... » silence soudain. « Oups ! » se dit Moïse.

- Joe ? Ilda ? Où êtes-vous ? » cria-t-il, tentant de se la jouer naturel. Ilda surgit du bout du couloir, canon de fusil pointé en avant. « s'vous faites là, vous ? 'savez pas frapper avant d'entrer chez les gens ? »

- Désolé ! Désolé ! » bredouilla Moïse, sincèrement effrayé par le regard de tueuse de la vieille Ilda. « J'ai frappé, personne n'a répondu alors je suis entré. Désolé, désolé ! »

- Allons, mon garçon ! » Joe apparut, sourire crispé aux lèvres, souleva le canon du fusil, s'interposa. « Il ne faut pas avoir peur de nous. On n'est que deux petits vieux inoffensifs à l'écart de la civilisation. Vous êtes venus pour la literie, c'est ça ? Suivez-moi. » Et, jetant un dernier regard méchant à Ilda, Joe précéda Moïse vers l'une des portes fermées qu'il déverrouilla à l'aide d'un passe fixé à sa ceinture avec de nombreux autres. Derrière, un escalier qui s'illumina de façon automatique. « Je ferme toujours la porte de l'escalier. Une mauvaise chute est si vite arrivée. Suivez-moi. »


 

Moïse commençait à regretter d'être venu seul, mais il suivit Joe dans les sous-sols du Lark. Machineries, tuyauteries, transformateurs énergétiques et autres machines qu'il n'identifiait pas toujours dans la chiche lumière automatique. Et puis le vieil homme lui désigna les énormes lave-linge.

Des mammouths. Des appareils de collectivité, conçus pour traiter une centaine de parures de drap en même temps.

Et à côté, d'énormes panières de linge. On y détaillait des draps, taies, housses, couvertures, serviettes de bain, serviettes de ménages, torchons. Des tenues d'employés de maison aussi, hommes ou femmes. Le tout à des degrés divers de salissure, mais invariablement puant. Des années d'absence de lavage.

- Ilda et moi on a nos petites affaires, mais ce n'est pas assez pour vous, 'comprenez. Là-dedans il y a tout ce qu'il vous faut. C'est sûr faut trier un peu et laver après. Bon, je vous montre comment ça marche. »


 

Bientôt Moïse en eu marre de trier du linge sale, il enfournait maintenant celui-ci à plein panier dans les tambours géants avant d'y ajouter de la lessive.

Lorsqu'un cycle était terminé débutait le séchage. Enfin il pouvait trier. D'énormes tables étaient à sa disposition, qu'il avait fallu nettoyer avant de s'en servir. Moïse commençait à penser que son choix n'avait pas forcément été le moins fatiguant. En plus, la ventilation ne fonctionnant pas, la chaleur humide devenait étouffante.


 

Pendant ce temps, à l'étage, les autres aventuriers nettoyaient, nettoyaient, nettoyaient.


 

Enfin, les chambres terminées, chacun -même Sidonie- pris une longue douche décrassante. Les placards des étages supérieurs contenaient encore quelques pains de savons et quelques flacons de shampoing, qui avaient été partagés. Pour ce qui est des vêtements, Moïse avait remonté ce qu'il avait trouvé et lavé, chaque membre du groupe était maintenant habillé aux armes du Lark. Une vrai escouade de personnel de service...


 

Joe les accueillit avec un large sourire. « On vous a préparé un bon repas, je suis sûr que vous avez fait. Pour ce soir, on a dressé la table, 'voyez comme on est sympathiques. »

Effectivement, la première table du restaurant attendait les convives. Joe s'excusa de les laisser dîner seuls. « Vous comprenez, à nos âges on a nos petites habitudes, nos horaires. Ilda vous a mitonné la spécialité locale. »


 

Et, précédée d'une soupière fumante, Ilda fit son apparition, toujours aussi peu avenante. Elle posa sans ménagement le plat et une louche sur la table puis tourna les talons. « Bon appétit ! » lança Joe en quittant les lieux « Vous ferez la vaisselle demain, il n'y a pas d'urgence. »


 

Moïse et Kafim soulevaient déjà le couvercle de la soupière, louche en main. « Je veux savoir ce que c'est avant d'y goûter. » prévint Sidonie.

Kafim se servit et commenta. « Ben... c'est une sorte de ragoût avec des légumes d'ici je pense. Pour le moment, ça sent bon. » Il servit tout le monde sauf Sidonie. Chacun y alla de ses considérations sur les ingrédients sans arriver à déterminer la nature de la viande mais s'accordant sur un point : c'était bon. Fort en épice, mais bon.

Personne ne devenant malade, Sidonie se fit servir à son tour. Et clama après quelques secondes « De l'alligator ! Voilà ce qu'on mange. J'y ai goûté lors de l'inauguration du Palace du Lac Paradis. C'est la recette touristique obligée de ce coin de bouseux. Mais au moins celle-là a vraiment l'air faite sur place. »


 

Le mot alligator fit blanchir Moïse et il déclara très vite que, finalement, il n'avait pas si faim. Par contre Horst se resservit, son organisme était finalement guéri de toutes les contrariétés.


 

Lorsque le plat unique fut terminé, personne ne demanda son reste. Dans le vrombissement des insectes extérieurs et les bruits des animaux nocturnes, chacun remonta dans sa chambre et s'écroula sur son lit.


 

Enfin, une bonne nuit de sommeil dans un environnement sûr...