Nasty, Maël & Bruno : 16

 

CHAPITRE XVI

 

 

 

 

 

La large plaine cultivée plonge dans le soir. Près d'une ferme semblable aux autres se pose un convertible civil. Ses deux occupants -péruviens aux allures toniques- rejoignent les habitants de la demeure. Ce sont des représentants du concessionnaire Lancer-Ford de la capitale, en tournée de présentation dans la région. Ils vont de ferme en ferme faire l'article du nouveau Suburban, engin multi-usages destiné aux trajets moyens -jusqu'à 500 km-, pouvant transporter indifféremment dix personnes ou 10 m3 de marchandises. L'idéal pour les fermiers, ou du moins essaient-ils de le démontrer.

 

Lorsque tous se trouvent à l'intérieur de la ferme, la seconde porte latérale du convertible s'entrouvre. Une forme glisse à l'extérieur, l'ouverture se referme silencieusement. L'ombre se confond avec les buissons bas qui bordent la zone d'atterrissage, puis disparaît, vers l'extérieur, vers les reliefs qui débutent à quelques kilomètres.

 

Dissimulé dans le therm-optico camo, Khal Jaszek trotte souplement à travers les serres basses et leurs contrôles automatiques. Sa foulée est régulière, son déplacement silencieux malgré les quinze kilos de matériel répartis dans sa tenue.

Les occupants du convertible n'ont jamais su ce qu'ils transportaient. Il leur a simplement été dit qu'il s'agissait d'un module de tests, entièrement automatique. Le représentant de DC en Sud-Am a su trouver les arguments nécessaires auprès du responsable des ventes.

 

Vingt heures dans ce couffin ont obligé Jaszek d'abord à plonger dans une transe musculaire, puis à en émerger graduellement à compter de l'atterrissage. Quinze minutes de contrôle conscient de son système nerveux, puis musculaire, faisant jouer chacun des groupe de myofibres sous l'analyse de ses bio-implants. Il n'est sorti de sa cache qu'une fois repris le plein contrôle de son corps.

 

Une heure plus tard, il atteint les premiers contreforts des collines. La forêt péruvienne y débute, troncs hauts couverts d'épiphytes, lianes entrecroisées, fleurs exubérantes aux couleurs éclatantes et bruissements des multiples petits animaux nocturnes. Haute dans le ciel, une lune en phase descendante ne parvient pas à percer suffisamment la voûte végétale.

L'homme active son mince masque oculaire à vision de nuit, amplificateur de lumière. La centrale inertielle dans sa poche poitrine couplée au micro-comp contenant l'image satellite numérisée de la région lui envoie en surimpression d'écran la direction optimale. Encore deux heures de marche. La combinaison à camouflage optique et thermique ne laisse entrevoir que les vagues contours d’une silhouette humanoïde.

 

A minuit, une forme floue s'arrête à la lisière de la propriété Gotti. Soigneusement, Jaszek recule de quelques mètres et se repasse la photo des lieux. Un kilomètre à travers une jungle parcourue de minces sentiers, puis une cinquantaine de mètres à découvert jusqu'à la terrasse. Khal a déjà décidé qu'il poserait deux charges explosives de diversion auprès des hangars attenants -garages pour véhicules, d'après les sentiers qui y mènent-. Pour la disposition intérieure, il devra se faire son idée sur place.

 

Pour le moment, il active ses détecteurs magnétiques et massiques : actifs et très sensible, à extinction automatique ; passifs et de proximité, à utilisation continue. Ses sources d'énergie à lui sont suffisamment discrètes et protégées pour normalement ne rien déclencher.

En ce moment, Khal Jaszek est heureux de travailler pour la SilverChalk. Ce que l’argent peut acheter de mieux en matériel portable, il l’a sur lui.

 

Il franchit les limites de la propriété. Un sentier en marque le passage, courant d'un bord et de l'autre. Décidément, Jaszek n'apprécie pas la jungle. Il a plus l’habitude des environnements artificiels, conçus par l'homme ou la machine. Ici, il faut redoubler de vigilance. Comment savoir si cette forme est bien naturelle, si ce bruit n'en dissimule pas un autre ?

Alors il avance, détecteurs actifs, regard scrutateur, oreilles aux aguets. Il cherche les capteurs qui doivent nécessairement se trouver quelque part. Gotti n'est pas assez stupide pour habiter une demeure sans protection. Même si sa villa est fortement dissimulée.

 

Il faudra deux nouvelles heures à Khal Jaszek pour franchir le kilomètre de jungle et avoir enfin une vue directe sur la construction. Ses détecteurs l'ont alerté six fois et six fois il a repéré les capteurs adverses, dont il a soigneusement évité le champ d'action.

 

A la lisière de la partie découverte, il s'arrête à nouveau. Longue pause passée à scruter chaque détail de la bâtisse, de ses dépendances, de la façon dont tout ceci s'agence.

Droit devant lui à trente mètres, la façade nord du petit hangar. A gauche de celui-ci, en retrait de cinq mètres, le grand hangar. Toit ouvrant, analyse Khal. Engin aérien. Il ne traversera pas l'espace découvert jusqu'aux hangars pour y poser ses charges de diversion, l'ensemble lui parait trop bien protégé. A la place, il installe deux mini-mortiers à tir unique, soigneusement réglés. Chacun possède son récepteur et n'attend que l'ordre de faire feu.

Vers le sud, de l'autre coté du petit hangar, la demeure principale présente sa largeur à l'observateur. Long bâtiment allongé d'un seul niveau, ses murs sont en faux adobe, son toit est irrégulier et couvert de panneaux solaires mat. Rien qui brille, rien qui attire l'œil au premier regard. Les photos satellites avaient raison, il y a une réelle volonté de discrétion dans l'ensemble.

La maison s'ouvre vers l'ouest, vers une vallée semblable à celle dont provient Jaszek. Une terrasse et une piscine se devinent de ce coté. Khal décide qu'il aura cet espace en ligne de mire.

Soixante minutes plus tard, il est en position.

 

En restant à l'abri de toute vision directe depuis la maison, il assemble sans bruit les pièces de son arme. Yrsli&R G-4, dernière génération. 4mm très haute vélocité à charge magnum, sans douille. Entièrement mécanique. Pas de déclencheur électrique, pas de visée électronique, pas de prise informatique. Aucun courant électrique. Chargeur de cinquante en position horizontale sous le centre de l'arme. Rafale de trois par défaut. Lunette de visée intégrée. Toutes les pièces en composites très haute résistance. Idéal pour les tirs à mi-distance -jusqu'à 100 m-.

Ceci fait, Khal déplie lentement une couverture de survie couleur jungle et se met en position, de trois-quarts par rapport à la baie vitrée qui donne sur la terrasse, à cinquante cinq mètre. Allongé, il se fond maintenant dans le paysage, le G-4 en position optimale. Il s'accorde alors deux heures de sommeil immobile.

 

Parfaitement lucide, Jaszek s'éveille sans peine au moment décidé. Il fait jouer chacun de ses muscles, chasse la tension de son corps, plonge dans la concentration qui va lui permettre d'attendre ses cibles sans pensées indésirables. Il ne fait qu'un avec le monde qui l'entoure. Son esprit conscient s'endort.

 

A six heures, premiers mouvements dans la demeure. Rappelé au premier plan, son esprit perçoit plus qu'il ne voit une silhouette traverser la grande pièce derrière la baie assombrie. Aucune lumière visible n'a été allumée. La même silhouette refait le chemin en sens inverse quelques minutes plus tard.

L'aube se lève rapidement.

A sept heure, dans le jour levé, une forme marche rapidement jusqu'à la porte-fenêtre qui s’ ouvre. "L'eurasienne". Totalement nue, elle court sur deux pas avant de plonger dans la piscine. Derrière-elle, un petit rob porte une serviette et un peignoir et vient se placer sur le bord de l'eau. La jeune fille a déjà terminé sa première longueur, elle en attaque une autre, calmement. Jaszek est mal placé. Légèrement en contrebas, sa position ne lui permet pas d'avoir la surface de la piscine dans sa ligne de visée.

 

Dans les minutes qui suivent, un nouveau rob s'affaire dans la pièce -sorte de grande salle à manger, voit-il-. Le petit déjeuner se met en place. Cette table est bien dans son axe. "Parfait" pense Khal tranquillement. Il continue d'attendre. Lui et DC ne sont pas sûrs du nombre de personnes présentes. Mais s'ils passent tous à table en même temps, les choses seront claires.

 

Vers sept heure trente, un jeune homme vêtu d'une combinaison martienne se présente. "L'informaticien. Ne manque plus que le propriétaire de la maison et le trio d'échappés sera complet". Jaszek l'espérait, sans y croire tout à fait.

Le temps pour Schlösser de jeter quelques propos à la nageuse, qui lui répond, Gotti arrive du fond de la pièce. Les deux hommes s'attablent devant les victuailles, tout en lançant quelques phrases vers la piscine. Khal est calme. L'œil se place derrière la lunette. Il n'attendra pas la sortie de la fille. Dans l'eau elle est inoffensive. Gotti sera le premier, l'informaticien le deuxième. Il aura ensuite tout son temps.

 

- Alors Maël, quel effet ça t'as fait, de recevoir tes nouveaux papiers ?”

- …cool. Très cool.” Le jeune homme sourit puis avale une gorgée de jus de papaye. “Cet aller-retour en Colombie m'a… tonifié. Même si c'est en Sud-Am, c'est déjà les G-US. En plus, on a pu acheter ce qu'il fallait pour remettre Xia à jour… C'est une bonne journée qui c…”

Bruno se jette en arrière, quelque chose se passe, du sang gicle, le mur du fond explose, Bruno retombe.

- ATTAQUE !!!” hurle-t-il.

 

Gotti tombe. Jaszek fait pivoter son canon. "Un de chute". Au moment où il ajuste Schlösser, une vague lumineuse lui fait cligner des yeux. "Flash. Défenses auto. Rapides…" Le temps de dissiper les phosphènes, il n'a plus de cible. "Merde !". Il se lève derrière son arbre et arrose la table et son pourtour, en full auto.

 

Maël s'est laissé tomber près de Bruno, par pur réflexe. Une vive lueur envahit l'extérieur, plus forte que la lumière naturelle. "Flash. Défenses automatiques. Mais…" L'enfer se déclenche. La baie vitrée blindée s'étoile en tous sens. La précieuse table est déchiquetée. Le mobilier explose et vole en éclats. Des morceaux se fichent dans sa combinaison.

Une seconde de répit.

Une puis deux explosions violentes secouent la demeure, venant de l'extérieur.

Bruno roule vers la cuisine, derrière des murs. Il se tient un bras sanguinolent.

Des explosions de lumières stroboscopiques déchirent la luminosité du matin. Des tirs multiples jaillissent depuis la demeure vers la jungle.

 

Khal vient de vider son chargeur. En l'éjectant, il déclenche les deux explosions. "Diversion, diversion. Ça foire, merde !". Le deuxième -et dernier- chargeur à la main, il se sent soudain assailli de toutes parts, visuellement et auditivement. "Saloperies de défenses !". Dans un effort conscient, il se concentre à nouveau sur son arme et sa tactique. Deux secondes de perdues. Il redevient froid et lucide. Gotti out, l'informaticien sans doute blessé, il ne reste que la fille et la domotique de défense. Il sort une charge explosive et la règle sur contact. La main gauche sur l'arme, la droite prête à jeter la grenade, il risque un œil.

 

-Maël, dégage ! Reste au sol et dégage ! Xia, compte rendu.”

Bruno vient de franchir le seuil de la cuisine. Maël est recouvert de débris multiples mais bouge encore. Nasty est hors de vue.

-Un assaillant localisé mais camouflé, deux autres possibles mais peu probables. Nasstasia intacte, Maël intact. Défenses non-létales déclenchées. Un rob porteur d'armes en route vers toi. Aucun dégâts structurels à la demeure principale, dégâts légers aux deux hangars. Tout est réparable.”

- O.K. Protège Nasty. Le rob près d'elle - sur la trajectoire probable. La sono de piscine -donne lui le chemin de la cache. Qu'elle ne sorte pas. Referme les baies, polarise-les. Cracheurs à billes en fonction.”

 

Derrière son arbre, Jaszek regarde la scène à travers le mini-miroir déporté de sa lunette de visée. Les flash sont tout juste supportables. Après un sursaut, les baies se sont bloquées en position ouverte, et s'opacifient en partie. "Perte de champ de vision". Auprès de l'eau, le rob porteur de serviette est venu se placer entre lui et sa cible potentielle. "Bahhh !" Une courte rafale règle le compte du tas de ferraille qui vole sous le choc et plonge lourdement.

 

Tranquillement étendue à la surface de l'eau, Nasty s'apprêtait à rejoindre les deux hommes après sa séance aquatique matinale et journalière, quand elle voit soudain Bruno partir violemment en arrière, du sang jaillissant de son bras. Instinctivement, elle s'enfonce, ne laissant paraître que ses yeux et son nez, près de la bordure de la piscine. Des flash ultra-violents lui explosent alors la rétine, puis des explosions et impacts multiples secouent l'air près d'elle. "Merde, merde, merde ! j'vois rien !". Elle tente désespérément de se fondre avec le coin de la maçonnerie, les yeux ouverts sous l'eau pour les baigner et les rafraîchir.

- Nasstasia…” la voix de Xia parvient doucement à ses oreilles, par delà les battements de son cœur. “Nasstasia… Nous subissons une attaque ponctuelle. Je vais te guider vers une cache sous l'eau. M'entends- tu?”

- Oui, non de Zeus, oui !”

- Très bien. Tu vas prendre une bonne inspiration et plonger vers le fond, il y a une ouverture derrière le projecteur à poisson. Tu te rappelle duquel il s'agit ?”

Le "projecteur à poisson"… Nasty avait blagué Bruno sur les chiches sources lumineuses garnissant le fond de l'eau. Un "projecteur à algue", un "projecteur à poisson", un "projecteur à trésor", tous diffusant une faible image sensée "occuper les yeux pendant qu'on nage", avait-il dit…

- Oui, je vois. C'est parti.”

En même temps qu'elle prend son inspiration, l'eurasienne entend une nouvelle série d'impacts tout près, et son pauvre D2 (ou R2?) vole au dessus de l'eau en semant ses pièces, pour y retomber lourdement. Une serviette épaisse s'imprègne rapidement, marquant l'endroit où il a coulé.

 

Tout en crachant de courtes rafales du G-4 qu'il tient de la main gauche, Jaszek arme la droite puis la ramène sèchement vers l'avant, laissant filer la grenade.

Un nuage speedé obscurcit son champ de vision.

Un déluge d'impacts s'abat sur lui, il recule et tombe.

Sa combinaison est rouge sang, la jungle est rouge sang, tout est sanglant.

 

Une lourde explosion déchire l'air, les baies vitrées volent, les murs tremblent, des débris volent et se dispersent à toute allure.

 

Le silence se fait…

 

- Ouchhh…” Jaszek bouge lentement en analysant les dégâts. Rien… Il n'a rien ! Mais qu'est-ce que …? Paintball ! Des centaines de billes remplies de peinture rouge sang, propulsées à haute vitesse par des charges de gaz comprimé ! Comme s'il se prenait un grand coup de massue sur tout le corps. Et sa combi camo est naze, avec tout ça. Encore heureux qu'il la portait, il n'a aucun autre dégât, et rien au visage avec le masque. Masque foutu maintenant. Il l'enlève. Bon. Sa grenade. Quel effet ?

Il y a maintenant une immense ouverture directe de la salle à manger vers l'extérieur. Tout ce qui gênait a été pulvérisé en petits débris sur les murs intérieurs. Rien n'y bouge. Bon. Un deuxième service et on n'en parle vraiment plus.

Khal extrait une deuxième charge d'une poche sous la camo, la règle sur contact et lance.

Nouveau crachat de nuage speedé.

Une boule de feu s'élève en plein air, secouant les environs.

La bordure de la jungle roussit, les végétaux plient, des arbres trop rigides tombent. Une masse rouge à forme humaine titube en arrière et s'écroule.