Block 108 bis : 10

10 :

 

« - Ben vous alors, vous ne vous êtes pas raté ! » s'exclame la jeune fille qui se penche sur Horst à l'infirmerie du centre commercial où il vient d'être admis, la peau rouge, rugueuse, éruptive, l'organisme gonflé, attaqué par la combinaison de Capitaine Le Crochet.

Horst souffre toujours, en proie à mille feux intérieurs. Son corps entier n'est qu'une énorme démangeaison. La jeune aide soignante approche un injecteur d'une veine, presse la détente. En quelques secondes, Horst rejoint le paradis. Enfin ! Plus de démangeaison, plus de brûlure.

- Ça devrait faire effet tout de suite. Oui ? Tant mieux. » La jeune fille range l'injecteur avant de se tourner à nouveau vers Horst qui la distingue clairement pour la première fois tandis qu'elle lui parle à nouveau. Jeune, mince, pas très grande, à peine majeure, piercing aux oreilles et à l'arcade gauche, tatouage ethnique sous l'avant-bras droit, cheveux noir de jais, bref une jeune gothique dissimulée sous une blouse blanche de personnel médical qui porte un badge « Marika – Aide soignante ». « L'injection d'anti-douleur fait effet très vite, l'infirmière va vous passer une perfusion d'anti-allergène pour éliminer vos réactions mais ça ira moins vite. Sans doute une heure ou deux. »

 

Horst sombre alors dans une agréable torpeur, il ressent à peine le passage de l'infirmière et la pose de la perfusion.

 

- Ça va ? Vous m'entendez ? » Marika est revenue, Horst ne sait pas combien de temps a pu s'écouler. La jeune femme tient un calepin électronique à la main. « Si vous êtes en état, il faut que je remplisse le formulaire. Vous voulez bien ? »

 

Horst monte légèrement le dossier de son lit et s'adosse, un sourire aux lèvres, détendu. Son corps irrité et brulant est comme séparé de son cerveau par plusieurs épaisseurs de coton. Inhabituel comme sensation. Pas désagréable mais particulier. Aux premières questions de routine il répond machinalement. Nom, prénom, date et lieu de naissance, adresse. Là, son cerveau essaie de se reprendre. « Je suis en fuite. Je dois réfléchir. Qui va lire ces informations ? »

La jeune femme a marqué un temps d'arrêt à l'énoncé de son adresse « Block 108 bis ? C'est loin, ça. Vous n'avez pas de carte de santé valable chez nous ? » Elle semble désolée de ce qu'elle entend « Vous savez, si vous n'avez pas de carte d'ici il va falloir régler la totalité des soins. »

Horst parle d'une voix rendue pâteuse par le produit. « Dites-moi, il n'y aurait pas moyen de faire passer la perfusion plus vite ? Pour guérir plus rapidement ? »

Marika sourit, ses yeux pétillent « Ah ça non, alors ! Vous ne voudriez pas qu'on vous tue, quand même ? Allons, vous n'êtes pas bien ici avec moi ? Vous avez déjà hâte de me quitter ? »

Horst sourit à son tour, en réaction. Il est si détendu, si apaisé, que la bonne humeur de la jeune femme est communicative. Pourtant au fond de son crâne la parano est toujours là. « Et des vêtements ? Je peux en avoir ? »

 

C'est vrai qu'il n'est pour le moment habillé que de son boxer et d'une blouse de patient en tissu fin. Sous le costume de Capitaine Le Crochet il avait également un t-shirt et des chaussettes, qu'il aperçoit découpés dans le sac en plastique transparent suspendu dans son placard individuel à la tête de son lit, contre le paravent mobile qui l'isole des autres lits de l'infirmerie. Il se souvient que tout le reste se trouve soit dans le sac de Gena soit dans le van.

- Vous n'avez personne à appeler qui pourrait vous en apporter ? » répond l'aide soignante. « Vous étiez avec un groupe, dans la parade, non ? Vous voulez que je les contacte ? »

 

Horst réfléchit rapidement. Marika semble parfaitement sincère, dévouée à ses patients. Et peut-être même impressionnée par Horst ? Il a déjà vu, c'était il y a longtemps, ce regard en coin qui mate discrètement, ces yeux qui parcourent son corps, ses traces d'anciennes blessures. Peut-être peut-il lui faire confiance ? Mais il n'arrive à se souvenir d'aucun des numéros de communicateur du groupe. Horst confie leurs noms à la jeune femme pour qu'elle se renseigne, en la suppliant d'être discrète « Rien de grave, je vous expliquerais plus tard. »

 

Sans prise sur les événement, assommé par l'anti-allergène, Horst ferme les yeux et somnole.

 

- Et bien alors ? » s'exclame une Marika remontée qui se plante au pied du lit, les mains sur les hanches, un laps de temps indéfinissable plus tard. « Vous et vos copains, vous avez cassé du flic ? On ne parle que de ça à la sécurité. » La jeune fille déborde d'énergie, de colère aussi. Horst craint le pire et ne s'attend pas à la phrase suivante, quand l'aide soignante se penche vers lui et lui parle sans être entendue des oreilles extérieures.

- Vous avez bien fait ! Ici, les flics c'est tous des fachos ! Attention, je ne dis pas que vous avez bien fait d'agresser aussi les autres comédiens de la parade, ça c'est pas bien. Mais vous avez droit à un procès équitable. Pas à ce qui va se passer.

Horst essaie de suivre le flot de paroles. Il a l'impression que ses neurones patinent, moulinent en essayant de tout comprendre. Marika poursuit.

- J'ai vu deux flics embarquer vos copains avec l'aide des agents de la sécurité. Je sais ce qui va se passer. On ne les reverra plus jamais. Aux infos on dira que vos copains ont essayé de s'échapper. Vous savez qu'ici à White & Right les keufs ont le droit de tirer dans le dos sur les fuyards ? Il faut faire quelque chose.

 

Et la jeune femme de débrancher la perfusion puis de placer le flacon dans l'injecteur qu'elle rapproche de l'autre bras de Horst. Il essaie de parler mais son cerveau n'est pas en phase avec son corps.

- Ne bougez pas. Ne vous inquiétez pas. Vous vouliez guérir plus vite ? Je vais vous passer la perf directement en injection pour aller plus vite. Ça va chauffer un peu mais vous allez résister, hein ? Vous êtes costaud, vous !

Trois « Pshhht » en rafale dans trois veines du corps de Horst. Trois secondes plus tard il a l'impression de bouillir de l'intérieur. Le liquide brulant se répand en quelques secondes supplémentaires dans tout son corps. Il se retient de ne pas hurler, souffle longuement, essaie de se maîtriser tandis que Marika l'observe, avec quand même un peu d'inquiétude dans le regard.

- Comptez jusqu'à dix. Lentement. Ça va passer très vite. » Horst suit le conseil, effectivement lorsqu'il arrive à quinze le feu se dissipe. Sa peau est toujours un peu rouge mais il n'y a plus aucune éruption. Marika le pique de la pointe de l'injecteur en différents endroits du corps, il ne ressent que des sensations normales. L'aide soignante quitte alors son lit en lui disant de se mettre debout.

 

Deux minutes plus tard elle revient et lui tend une paire de rangers, un pantalon et une veste de treillis usagés et un t-shirt noir orné d'une tête de mort rouge du plus bel effet. « J'avais ça dans mon vestiaire, ça devrait vous aller. Dépêchez vous d'enfiler le tout et on y va. » Horst est dépassé, bousculé par la jeune femme. Son organisme est à plat, comme vidé après le traitement de choc qu'il vient de subir. Son cœur doit battre à cent cinquante pulsations par minutes, tout mouvement l'essouffle et des éblouissements l'aveuglent à chaque pas.

Marika l'habille de force tout en parlant « Ah là là ces hommes ! Tous des douillets ! Vous voulez qu'on sauve vos copains, oui ou non ? Je fais tout ce que je peux, mettez-y un peu du votre, quoi ! »

 

- Accrochez-vous à moi. Voilà, comme ça. Personne ne regarde, ayez l'air naturel » Guidé, tiré par Marika, Horst se laisse tomber dans un fauteuil roulant que l'aide soignante vient d'apporter et le couple sort de l'infirmerie. Horst se laisse faire, il essaie de reprendre son souffle, de récupérer.

 

Trois minutes plus tard, les voilà au parking. Marika monte Horst dans une petite voiture noire bosselée de toutes parts, le boucle à la place passager et s'installe au volant. Démarrage en trombe, les batteries crachent les watts et les pneus crissent à chaque virage. Arrêt brutal à la sortie, au stop d'accès à la rue. Un jeune se penche vers la conductrice. Pantalon et veste de treillis lui aussi, dreadlocks teints, piercing également, on devine qu'il partage l'esthétique de vie de Marika. Celle-ci redémarre en trombe, tourne à droit et accélère. « Buntu a vu le fourgon partir vers là. On va essayer de le rattraper et on va rester derrière sans se faire repérer. Buntu a déjà prévenu un contact dans une salel de rédaction, on rappellera dès qu'on saura où le fourgon s'arrête. Il faut coincer ces salopards d'escadron de la mort ! Et même si vos copains sont déjà morts il faut des images pour témoigner. Vous serez là, vous ! »

 

Horst ne dit plus rien. Il a compris que ça ne servirait pas à grand chose. Il préfère laisser son organisme reprendre des forces, il sent qu'il peut en avoir besoin lorsque Marika et lui arriveront à destination, quelle qu'elle soit.

 

Vingt minutes à travers le block. Devant eux le fourgon pénètre dans un parking désert et entre dans le hangar immense et délabré qui le borde. Marika ne s'arrête pas, tourne au coin et se gare hors de vue de toute éventuelle caméra. Durant le trajet elle a eu le temps d'expliquer à Horst qu'elle et ses amis sont des activistes de la légalité, qui veulent remettre du droit dans les actions de la police qu'elle décrit comme corrompue, brutale et xénophobe.

 

Horst s'est remis, difficilement, du remède de choc injecté par Marika. Il n'a plus d'éblouissements mais ne se sent pas en état de combattre qui que ce soit. Sortant du véhicule de Marika, tous deux reviennent à pied vers le hangar. Soudainement, Marika pousse Horst derrière une épave incendiée de poids-lourd qui orne le parking voisin où ils progressaient. Se relevant péniblement, Horst voit passer deux fourgons aux couleurs de la police de White & Right mais portant également le logo des F.S.I., les Forces Spéciales d'Intervention.

 

- Ça, c'est pas les escadrons de la mort ! » commente Marika. « On dirait que quelqu'un quelque part a aussi décidé de faire le ménage. Notre combat porte ses fruits !

 

Marika se plaque à nouveau derrière l'épave. Une voiture banalisée de la police passe à son tour, un grand gaillard seul à bord. Marika le suit du regard « Celui-là je le connais. Detective Callahan. Un agité de la détente. Un sale connard de facho raciste et machiste, mais au moins lui il a toujours respecté les règles. Sûrement le seul avec des ouilles assez grosses pour attaquer les escadrons de la mort. »

 

Horst et Marika reprennent leur progression prudente et s'abritent à une extrémité de parking derrière un central électrique local. Entre le hangar et eux, les deux fourgons des F.S.I. et la voiture banalisée sont garés. Ils ne semblent pas craindre les caméras. Le grand flic -Callahan- discute avec celui qui semble être l'officier des F.S.I.

 

Trois F.S.I., antigrav sanglé au dos, fusil de tireur d'élite à la main, s'élève le long de la paroi et disparaissent sur le toit du hangar. Les autres se placent, silencieusement, furtivement, près d'ouvertures des parois. Callahan et l'officier regardent des écrans -sûrement des vues de l'intérieur du hangar-.

 

Quelques minutes se passent. D'un coup on sent que quelque chose se passe. L'officier approche immédiatement un micro de sa bouche. Une voix amplifiée retentit dans le hangar « Lâchez vos armes ! Police de White & Right ! Lâchez vos otages ! »

 

Cinq secondes de calme puis la tempête explose. Des armes de poing tirent en continu.

 

Devant la porte du hangar, Callahan sort calmement son arme. Même de loin, Horst reconnaît le modèle. 444 Magnum. Canon long. Une arme à l'ancienne. Tout manuel. Il faut de la poigne pour tenir ça et viser juste. Le flic entre calmement dans le hangar. Horst identifie parfaitement les deux détonations de 444.

 

L'officier approche à nouveau le micro de sa bouche. La voix amplifiée tonne à nouveau « Tout le monde à terre ! Bras et jambes écartés ! »

 

Des voix, des nouvelles détonations d'armes différentes se font entendre. Les F.S.I. convergent, commencent à investir le hangar. Un cri d'alerte. Une explosion retentit brutalement. « Grenade » pense Horst.

 

Après quelques nouvelles minutes, Horst entend des sirènes converger vers l'endroit. Patrouilleuses sérigraphiées, deux ambulances, un panier à salade, des voitures banalisées, en quinze minutes l'endroit grouille de policiers de toutes sortes. Un antigrav de surveillance est même arrivé et flotte mollement au dessus de la scène.

Au delà de Horst et Marika qui se retrouvent dans une DMZ, d'autres patrouilleuses forment un cordon de sécurité et interdisent l'accès aux fourgon des médias qui ont suivi de près. En l'air, l'antigrav de la police tient également les antigrav civils à l'écart. Marika jure « Ça me les pète ! On n'aura pas d'images ! La hiérarchie des flics va encore étouffer l'affaire. Viens Horst ! On y va nous même, j'ai de quoi retransmettre ! »

 

Et elle se détache de leur abri pour se rapprocher du parking, restant à l'abri des regards, protégée par les autres véhicules abandonnés. Jurant, Horst la rejoint tandis que Marika pointe vers la scène un petit objet, une sorte d'assistant personnel faisant sûrement également camescope et téléphone. Elle commente la scène en même temps, indiquant à son correspondant les détails de lieu et les circonstances de son intervention. Horst distingue soudain ses camarades qui sortent du hangar, entourés par des policiers et rassemblés dans le panier à salade.

Il réagit vivement, rejoint Marika, empoigne l'appareil, le jette à terre et le piétine. « Non ! Il ne faut pas filmer ! On est recherché, il ne faut pas qu'on nous trouve ! » Marika en reste la bouche ouverte. « Tu as fait un super boulot, Marika, mais si on te mêle à notre histoire tu sera en danger de mort. » Horst essaye d'inventer une histoire convaincante. « On est une équipe de protection de témoin. Dans un procès contre la mafia de Block 108 bis. On a les truands au fesse, il ne faut pas qu'on diffuse nos visages ! Les comédiens, c'était pas des vrais. C'était des tueurs. » Là, Horst comprend qu'il est allé trop loin, Marika a les yeux furieux. « Merde alors ! Arrête tes conneries ! Je les connaissais, ces gars-là ! Arrête tes embrouilles ! »

Au fond de lui, Horst prend sa décision instantanément mais à contre-cœur. Sans prévenir, il décroche un uppercut en plein plexus solaire de Marika, qui vide tout l'air de ses poumons d'un coup. « Vraiment, je suis désolé » dit Horst, en l'accompagnant délicatement au sol . Puis il sort de la veste de treillis l'injecteur chargé d'anti-douleur qu'il avait eu la présence d'esprit de subtiliser au moment de s'habiller et il en injecte une puis deux doses à Marika. Sa douleur disparaît mais elle est maintenant à moitié endormie, incapable de se lever.

« Je suis vraiment, vraiment désolé » dit Horst à nouveau tandis qu'il l'allonge délicatement sur le plancher du fourgon vide et ouvert qui protégeait leur progression, essayant de soutenir sans se sentir coupable le regard de la pauvre jeune femme dont les yeux expriment sa peine d'avoir été ainsi trahie.

 

Se relevant, ajustant ses vêtements, forçant ses muscles à répondre à son cerveau, Horst se dirige alors, sans se cacher, vers le panier à salade. Pur hasard ou cécité des policiers devant ce grand gaillard aux traits militaires et aux cheveux coupés en brosse porteur d'un treillis, Horst arrive au fourgon sans que quiconque l'ait arrêté. Essayant de rester calme, il grimpe souplement au poste conducteur. La carte-clé est enfoncée dans le contact. La vidéo interne lui confirme que tous ses camarades sont derrière et que la porte arrière est verrouillée. Essayant de ne pas trembler, il appuie sur le bouton de démarrage et le fourgon s'ébranle en silence. Horst le dirige vers la sortie, dans son rétroviseur il distingue le grand flic qui le regarde partir. Il croit lire un sourire sur le visage mince.

Virage à gauche, Horst engage le fourgon dans la direction opposée à celle par laquelle il est venu. Devant lui, le barrage. Il se force à ralentir. Il voit les caméras qui se braquent vers lui. Les policiers en uniforme qui contiennent les médias dégagent la voie et bloquent les fourgons de reportage. Horst poursuit sa route, s'engage sur une large artère dégagée et déserte au milieu de la zone industrielle.

Il enclenche le pilote automatique et ses mains sont d'un seul coup prises d'énormes tremblements. S'appuyant sur le dossier Horst souffle profondément et quand il va mieux fait coulisser la trappe grillagée qui communique avec l'arrière. Faussement détaché il dit alors « Salut tout le monde. Il était temps que j'arrive, on dirait ? »

 

Sur le bord de la route, le fourgon passe devant le panneau « Vous quittez maintenant White & Right » « Nous espérons que vous avez apprécié votre séjour »