Block 108 bis : 09

09 :

« - Non, on ne peut pas manger ! Et puis quoi encore ? » L'agent de sécurité aboie, face à Gena, Sidonie, Moïse et Kafim assis sur le sol, rassemblés dans un angle d'un grand bureau vide, salle de réunion d'employés du centre commercial temporairement transformée en cellule de rétention.

Gena avait préféré laisser le groupe se faire embarquer après la désastreuse parade plutôt que de tenter une action en force. « Plutôt tenter une négociation avec les saltimbanques et les agents de sécurité du centre que de déclencher un nouveau conflit et de s'enfuir à nouveau » avait-elle résumé aux trois autres.

Donc, depuis quinze minutes maintenant, le groupe se trouvait dans ce bureau en attendant l'arrivée d'un des responsables de la sécurité du centre. Une seule malheureuse fontaine à eau leur avait permis de se désaltérer. La faim par contre se développait, les sandwiches avalés il y a longtemps avant de prendre le mille-patte avaient été digérés depuis longtemps.

Si Gena savait se passer de manger, si Sidonie ne semblait guère gêner de jeuner, si l'eau semblait suffire à Kafim, les intestins de Moïse par contre gargouillaient de manière sonore et lui-même avait supplié plus d'une fois les agents de sécurité de leur apporter de la nourriture.

Le refus était ferme et de moins en moins poli.

Et du coup Gena sentait monter en elle l'irrépressible envie d'une action violente. Il n'y avait plus que deux agents face à elle, qui avait gardé sans le fouiller le sac de Kafim-Jimmy Finn qui contenait toujours les armes.

Quant au reste des costumes de la parade, les comédiens les avaient repris en échange des vêtements laissés dans le van. Personne n'avait encore parlé de Horst, les comédiens n'avaient pas été en mesure de décrire précisément leurs agresseurs. Kafim avait simplement pris les vêtements de l'absent en disant qu'ils étaient à lui. Personne ne savait vraiment ce que Horst était vraiment devenu. Moïse avait juste eu le temps de glisser l'avoir vu partir entre deux secouristes, sans pouvoir en dire plus.

 

 

Bref, Gena vient de se lever, faisant mine de se détendre les articulations.

Les agents la suivent du regard. Le plus ancien, la quarantaine, 1m80, une allure d'ancien sportif, massif sans être taillé en athlète, lève à la fois son cul de la chaise et son bâton électrique pour la prévenir de ne pas approcher.

Gena n'en tient pas compte et ondule son corps tout en s'approchant, vêtue de son pantalon battle en toile et d'un shirt. Les agents regardent plutôt son corps que son visage, ses mains ou ses pieds.

Sidonie, décidément de plus en plus à l'aise dans sa fuite, semble comprendre l'intention de Gena et se lève à son tour.

Juste une demi-seconde pendant laquelle les agents quittent Gena du regard. Cela lui suffit.

Bond sur la table, saut en avant, Gena se projette sur l'agent au bâton dressé, dévie celui-ci d'un bras et frappe sèchement la mâchoire de l'agent d'un atemi de l'autre main. Un crac sec et net, il s'évanouit, direct.

L'autre agent glisse à moitié de son coin de table en voulant se mettre en position, s'empêtre dans sa ceinture porte-tout, ne sachant s'il doit appeler au secours par la radio ou dégainer son bâton.

Gena lui met un grand coup du plat du pied dans le genou, par le côté, l'homme hurle et s'effondre. Légère rotation, Gena redouble le coup de pied, pleine tête celui-là. Le crâne va frapper la cloison et s'y imprime en creux. L'agent s'effondre.

Trois secondes de combat. Gena se relève, souffle doucement, les sens à l'affut, puis saisit le sac de Jimmy Fin et en sort son Glock et son petit sac à dos personnel.

Les trois autres se lèvent précipitamment et rejoignent Gena qui fouille les agents. Ça commence à parler « Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? » « C'est de la folie » « Où est Horst ? On ne peut pas le laisser là ! »

- Mais, mais, mais !!! Qu'avons-nous-là ? » Personne n'avait entendu la porte s'ouvrir.

Toujours agenouillée près des agents, Gena se retourne, la main sur le Glock. Entre elle et les nouveaux arrivants, les jambes et les corps de Kafim, Moïse et Sidonie qui se retournent lentement.

Un duo de flic. Un petit maigre, maladif, nez torve, cheveux rares et gras, l'air méchant, le vrai traître des séries télé. Un grand costaud, peau blanche, visage rougeaud, yeux petits, enfoncés et bleus, cheveux blonds dressés en brosse courte, l'air méchant également. Le muscle et le cerveau.

Le petit a déjà sorti son arme et la pointe vers le groupe. Le grand extirpe lentement son bâton téléscopique de son étui. Ça semble lui faire plaisir.

Derrière eux, dans l'encadrement de la porte, un homme en civil qui doit être le responsable sécurité du centre et, semble-t-il, d'autres agents dans le couloir.

- Je crois que nous arrivons juste à temps, Mr Jones. » dit le petit flic au grand costaud. « Tentative d'évasion caractérisée, avec violence. » « M. Samuelson ! » Le petit flic parle au chef de la sécurité sans détourner la tête « Vous et vos hommes allez nous accompagner jusqu'à notre véhicule. Je pense qu'il est urgent de vous débarrasser de ces individus. »

- Mesdames, messieurs » Il s'adresse au groupe cette fois « Pas de tentative idiote. Toi, au sol, tu lâche ton arme, tu te mets debout et tu la pousse du pied.

Sans mouvement brusque, Gena se lève et obéit tandis que ses camarades lèvent les bras et s'écartent lentement.

L'arme du petit flic n'a pas tremblé un seul instant, toujours braquée sur Gena. La matraque du grand flic rejoint son étui tandis qu'il passe derrière le groupe, attrape les poignets de chacun et les emprisonne dans un lien en plastique coulissant.

Gena enrage, elle bout à l'intérieur mais les deux flics ont toutes les cartes en main. Et à les voir ils seraient heureux de frapper si l'occasion leur en était donnée. Kafim, Moïse et Sidonie ont aussi compris le message, personne ne parle.

Cinq minutes dans les couloirs du centre, le groupe et son escorte arrive dans un nouveau parking où les attend un panier à salade.

Le modèle standard, renforcé, sans fenêtre pour les prisonniers, des aérations grillagées, une seule porte d'accès à l'arrière, que franchissent Gena et ses camarades et qui est refermée derrière eux.

Le duo de flic prend place devant et le véhicule s'ébranle silencieusement.

- ARRRHHHH !!!!! » Sidonie hurle et frappe rageusement le sol et le banc de ses deux pieds. « Mais pourquoi est-ce que ça tourne toujours mal ?!?! Pourquoi ???

Moïse prend la tête entre les mains, vivante image du désespoir. Kafim est pâle, blanc, les yeux fixés sur la paroi en face de lui.

- Mlle Tsilton » dit Gena « Je suis navré du déroulement de cette mission, mais je tâcherais de prendre sur moi l'intégralité des faits qui nous seront reprochés. Si l'on reprend nos actions, vous constatez que seuls Horst et moi avons commis des actes violents. Donc, je vous invite à dire la vérité et que la vérité. Vous êtes dans une situation difficile, vous étiez psychologiquement vulnérable, vous avez remis votre sort entre les mains de personnes dont les actions ont dépassé votre entendement. Nous ferons appeler votre chef de la sécurité s'il le faut. D'accord ? »

Sidonie opine de la tête. Durant le reste du trajet, Gena reprend avec ses compagnons le détail de leurs actions depuis le départ, afin d'accorder les versions et de limiter les responsabilités.

Enfin, après vingt minutes de rues, rocades, virages, freinages et redémarrages le fourgon entre dans un lieu clos et s'arrête enfin. Bruit métallique d'une grande porte qui coulisse et se referme. L'écho s'estompe, la porte arrière est déverrouillée. Le grand flic s'encadre dans l'entrée et fait signe de sortir, matraque téléscopique à la main.

Mais le groupe n'est pas au commissariat. C'est dans un hangar immense, désaffecté, humide et sinistre que le fourgon s'est arrêté. Dernière sortie, Sidonie s'immobilise sur le marche-pied derrière les trois autres qui viennent de mettre pied sur le sol bétonné.

Devant eux, une dizaine de policiers. En uniforme ou en civil, dépareillés, provenant à l'évidence d'unités différentes, ils n'ont en commun que la haine qui déforme leurs visages. Des faciès de brutes. Tous. En particulier deux visages connus de Gena et Sidonie, Kilo 2 et Kilo 3.

Autour, des véhicules de police, ceux avec lesquels ils sont venus sans doute. Patrouilleuse sérigraphiée, véhicule banalisé, deux motos. Avec le fourgon, on a là un bon échantillon des moyens routiers de la police de White & Right.

Le petit flic à l'air mauvais prend la parole « Ici on n'agresse pas les policiers. Ça se paie. Vous comptiez sûrement profiter d'une justice trop laxiste et d'avocats trop payés pour vous ne sortir, je vous le dit, vous avez fait une erreur. »

- Salauds d'étrangers ! » C'est Kilo2 qui s'énerve et s'approche, un bâton électrique à la main. « Je vais vous faire bouffer du béton, moi. Ça va vous apprendre à me foutre la gueule par terre sous la pluie. »

Le groupe tente instinctivement de reculer mais le fourgon les bloque, tout comme le grand flic dont la matraque se raidit. Les autres policiers se lèvent également et convergent vers le groupe. Kilo 2 reprend la parole, hargneuse.

- C'est lequel, celui qui m'a tasé ? Qu'il se dénonce et j'épargne ses petits camarades. C'est pas les deux filles, c'est pas le basané qui est tombé du toit. Il ne reste plus que toi, face de nuit ? Approche. Montre comment tu fais en face à face. Approche !

Gena a beau tenter de se mettre en avant, il ne faut pas dix secondes à la dizaine de policiers déterminés pour fixer chaque membre du groupe, dont les mains sont toujours liées dans le dos. Quelques coups de matraque téléscopique bien placés plient en deux Gena et Kafim et dissuadent Sidonie de toute autre action.

- Non ! Non : J'veux pas ! » Moïse a beau hurler, il est bloqué par Kilo 3. Avec un plaisir évident, Kilo 2 frappe Moïse qui tombe au sol, plié en deux et se met à vomir. Les flics rient grassement. C'est au bâton à vomir que frappe Kilo 2. Électrique également, comme le taser, mais avec des effets différents. Aussi efficace mais salissant.

- Ouch ! » Gena souffle avec douleur. Sans prévenir, l'un des flics motard qui l'encadrent vient de lui mettre un grand coup de bout de tonfa sous les côtes. Le motard se met à tourner autour d'elle, jouant du tonfa comme Bruce Lee jouait du nunchaku, parlant et frappant. « Ça fait mal, hein ? » Frappe. « C'est toi la castagneuse qui frappe les citoyens ? » Frappe. « Oh, j'te donne pas tort d'avoir frappé ces saltimbanques drogués. » Frappe. « Mais mon devoir c'est de les protéger. » Frappe. Gena finit par tomber à genou elle aussi après un dernier coup qui lui éclate la pommette gauche.

Kafim est devenu plus blanc que blanc, Sidonie est complètement désorienté mais se reprend lorsque Kilo 2 se tourne vers elle après un dernier coup sur Moïse que Kilo 3 abandonne au sol, plié en deux dans son vomi.

- Vous ne savez pas qui je suis ! » Sidonie crie, tempête, s'agite entre les bras qui la tiennent. « Je suis Sidonie Tsilton ! Je suis la fille de Charles Tsilton ! Le président de One Corp ! Si vous me touchez vous aurez de gros ennuis ! »

Le petit flic sourit, méchamment. « Même si c'est vrai, poulette, ça ne va pas changer grand chose. Quatre cadavres, c'est quatre cadavres. Tu crois vraiment qu'on avait l'intention de vous laisser repartir après ça ? Tu crois vraiment que c'est notre première fois ? »

Sidonie se débat, rue, crache, les deux baraqués qui la tiennent ont fort à faire pour la maîtriser. Kilo 2 s'approche, bâton à vomir solidement tenu. « Sur les blondasses ça fait encore plus d'effet. Tu vas voir. »

A côté, un flic en civil, taille moyenne, poids moyen, corpulence moyenne, visage mou, a sorti son arme et la pointe sur la tempe de Kafim qui ferme les yeux, jambes tremblantes, mais ne dit rien.

Et d'un coup la tête du flic explose et il s'effondre, comme une poupée de chiffon.

Une voix amplifiée retentit dans le hangar « Lâchez vos armes ! Police de White & Right ! Lâchez vos otages ! »

- 'culés ! » jure Kilo 2 en lâchant son bâton et en se jetant derrière le fourgon. « Vous m'aurez jamais ! »

C'est la panique dans le hangar. Ceux qui tenaient Sidonie la projettent en avant et tentent de sortir leurs armes. Le flic au tonfa tourne sur lui-même, cherchant à identifier le tireur. Kilo 3 a levé les bras au ciel et crie de l'épargner, comme le grand flic costaud et deux autres. Le petit flic à l'air mauvais s'est jeté au sol et a relevé Gena qui lui sert de bouclier. Les deux derniers courent vers la sortie, l'arme à la main, tirant partout.

Les deux flics qui sortaient leurs armes s'écroulent, transpercés par le plomb qui tombe silencieusement du toit. Kilo 2 vide son chargeur vers les verrières qui explosent. Le petit flic à l'air mauvais tente de reculer, l'arme dans une main, tenant Gena de l'autre main.

Les deux policiers qui voulaient sortir boulent à terre dans le bruit de deux détonations presque simultanées. Un grand flic en civil, mince, le visage taillé au couteau, apparaît dans la porte, le bras prolongé d'un soufflant grand modèle qui fume encore.

La voix amplifiée tonne à nouveau « Tout le monde à terre ! Bras et jambes écartés ! »

Kafim est toujours debout, tremblant, les yeux fermés. Sidonie s'est jetée au sol et tente de se faire la plus petite possible. Gena semble se réveiller mais son geôlier la tient solidement, le bras passé autour de son coup, l'arme à côté de sa tête, en reculant vers le fourgon.

A l'abri sous le fourgon, Kilo 2 change de chargeur.

- Briggs ! » clame le grand flic mince qui est entré par la porte du hangar en tendant son arme vers Gena et son geôlier « Lâche ton arme et ton otage ! Vous n'avez aucune chance ! Rends-toi et je te promets un procès équitable ! »

- Jamais Callahan ! Je sais ce qui arrive aux flics condamnés ! Je m'en sors ou je meurs ! Ne m'oblige pas !

Soudain Gena trébuche en reculant, le nommé Briggs desserre puis resserre son étreinte mais l'arrière du crâne de Gena lui arrive violemment dans le nez qui explose dans un bruit de cartilage et un giclement de sang. « Aaahhhh » fait Briggs en la lâchant « Salope je vais te buter ! » et il tente de viser Gena qui s'est laissée tomber et roule sur le sol en s'écartant de la ligne de feu. Callahan tire avant Briggs, la balle de 44 explose l'épaule qui tenait l'arme.

La situation se fige. Des policiers en tenue d'intervention commencent à entrer dans le hangar, arme en avant, en progression lente. Callahan arrive à dix mètres du fourgon sous lequel est toujours réfugiée Kilo 2. « Debbie, fais pas la conne ! Il ne reste plus que toi ! »

- Je te croyais des nôtres, Callahan ! Je t'ai toujours dit que la retraite ce n'serait pas pour moi. Adieu.

L'expression du visage du grand flic change soudainement tandis qu'il hurle « GRENADE !!! » en se jetant au sol.

Le sol explose sous le fourgon, soulevé par le souffle qui se propage violemment par les côtés et éjecte dans un tsunami incandescent tous ceux qui se trouvaient à terre, flics et otages mêlés. Kafim, seul encore debout, est projeté à dix mètres.

Lorsque le calme revient, le fourgon est devenu le tombeau de ce qui reste de Kilo 2 et l'équipe d'intervention fait le tri entre otages et preneurs d'otages.

Après un bref passage devant les infirmiers, Gena, Moïse, Kafim et Sidonie sont rapidement et vaguement retapés puis rassemblés dans un nouveau fourgon cellulaire. Callahan s'adresse au groupe « Je suis profondément navré de ce qui vous est arrivé. Mais cela ne vous dédouane pas des délits dont vous êtes accusés. Par contre vous aurez droit à un procès équitable. » puis il ferme la porte.

Le fourgon démarre. Les quatre prisonniers sont défaits, sous le choc des évènements et des médicaments.

Puis la trappe grillagée qui communique avec l'avant coulisse et une voix se fait entendre « Salut tout le monde. Il était temps que j'arrive, on dirait ? »

- HORST ???? » s'écrient-ils tous en chœur.