Block 108 bis : 06

06

” Tous les éléments étaient en place pour une chasse de grande ampleur : agression caractérisée de policiers, vol d'un véhicule sous la menace des armes, politique répressive forte de la White&Right Corporation.

Mais aujourd'hui la majorité des effectifs de police étaient mobilisés sur la sécurisation des multiples manifestations de la Fête Blanche, jour chômé de la Corp, jour anniversaire de sa création, prétexte à rassemblements multiples, festifs autant que sociaux. Des cortèges, parades et autres manifestations publiques requéraient la présence des policiers. Donc, ce jour-là, les effectifs spécialisés de la police étaient de repos et tous les effectifs disponibles de la police de voie publique étaient mobilisés sur des points fixes.

Horst ayant, par pure chance, suivi un itinéraire qui évitait les manifestations du secteur, voilà comment nos fuyards ont disposé du temps nécessaire pour ce qui suit.

- Eurkhhh ! Qui est-ce qui schlingue comme ça, ici ? » Sidonie Tsilton se tordait le nez et se tournait sur son siège, à la place centrale du monospace. Au volant, Horst conduisait sèchement, enfilant les carrefours et les rues du bloc. A côté, Gena regardait partout, vérifiant chaque véhicule qui s'approchait d'eux, la main sur son arme. Sur la rangée centrale, Sidonie et Kafim. Trempé, celui-ci était toujours enveloppé dans sa couverture dorée de survie et reprenait ses esprits après sa chute sur le bitume du haut de la cabine du mille-patte. Lui aussi commençait à sentir une certaine odeur provenant de l'arrière du véhicule. Là où se tenait Moïse, qui faisait la gueule. Il avait ramené sur lui les pans de sa veste abîmée, déchirée, et il croisait les bras en regardant derrière et sur les côtés. Tout dans son attitude montrait qu'il n'était pas particulièrement heureux de la situation.

- C'est moi qui pue, d'accord ? » explosa-t-il. « Je me suis vautré sur mon seau de pisse dans la remorque du camion lorsque ce taré de chauffeur a pilé comme un malade. Il vous faut des détails ? Maintenant, on se fout de tacher les banquettes, la voiture est pas à nous, non ?

L'explication ne semblait pas suffire pour Sidonie. « Je me fout des banquettes. J'ai un odorat, moi. Vous avez peut-être l'habitude de vivre dans le bruit et les odeurs, mais là où je vis c'est nettoyé tous les jours. » Virage sec. Les passagers s'accrochent. Sidonie change de cible pour déverser sa colère. « On est obligé de rouler comme sur un circuit ? On ne passerait pas plus inaperçu en roulant doucement ? »

Gena pose la main sur le bras de Horst qui tressaille. Mâchoires crispées, yeux fixes, traits tirés, il ressemble à un pilote de rallye en pleine spéciale. « Horst ? Tu ne crois pas qu'elle a raison ? Qu'on attirerait moins l'attention en se fondant dans la circulation ? » demande Gena. Horst donne l'impression de rejoindre le monde réel.

- …Oui. C'est vrai. Tu as raison. » Le véhicule ralentit et se fond dans le troupeau qui encombre la voie de droite. Gena poursuit vers Horst « AdrénaMax ? »

- … exact. A mon âge on a besoin de stimulants pour jouer les héros. L'effet se dissipe. Je vais poser la voiture, il faut en changer.

- Il n'y a pas que de voiture, qu'on a besoin de changer. » Sidonie est toujours remontée. « On ne pourrait pas changer de parfum pour le sac de sable derrière ? Et peut-être même donner des vêtements secs à la serpillière qui dégouline à côté de moi ?

- La serpillière te salue, princesse. » Kafim reprend du poil de la bête. Et crie d'un coup vers le chauffeur. « Horst ! Le parking à droite ! Rentre dedans !

Sans réfléchir, Horst engage le monospace dans l'entrée qui leur tend les bras, surmontée d'une enseigne géante « WhiteMall – Le plus grand centre commercial du monde – Porte H », ne faisant d'ailleurs que suivre le flot de la file où il avait engagé la voiture.

Deux niveaux de parking plus loin, le véhicule s'arrête. Niveau jaune, comme la couleur de la peinture sur les piliers et sur les marquages au sol. Deux cents places par niveau, sept niveaux. Et ce n'est que l'un des soixante-dix parking du centre. Quatre kilomètres de long, trois de large, entre cinq et huit niveaux selon les zones, une ville dans la ville. Un aquarium géant, douze parcs d'attractions, des animations permanentes, quinze hôtels, plus de mille restaurants, plus de cinq mille boutiques. Et une police privée.

Sidonie jaillit du monospace, souffle puis inspire longuement. « Enfin ! De l'air climatisé ! Un centre commercial ! »

Les autres descendent à leur tour. Les discussions débutent. Premiers points d'accord général : permettre à Moïse et Kafim de retrouver apparence et odeur civilisée ; abandonner le monospace ; écouter les infos.

Divisé en deux groupes (filles et gars séparés), le quintet rejoint le flot des familles et groupes qui quittent le parking, pour entrer dans le centre commercial décoré aux couleurs de la Fête Blanche. Juste avant, Moïse a insisté pour qu'ils s'échangent leurs numéros de téléphone. « Pour éviter ce qui vient de se passer ». C'est là aussi qu'ils s'aperçoivent que Horst ne dispose pas de téléphone fonctionnel. Tout son matériel était fourni par le Block 108 bis, il ne fonctionne pas en dehors.

Ballons blancs et de couleur, hologrammes de symboles qui flottent dans les airs, drapeaux frappés des logos de « White&Right » ou du « WhiteMall », haut-parleurs diffusant des musiques diverses entrecoupées d'annonces publicitaires, le contraste est rude pour les esprits entre leur état de fuyard et celui de fête familiale et consumériste.

Seule Sidonie semble parfaitement dans son élément « Je connais le WhiteMall ! Je suis marraine de l'un des parc d'attraction. Trop de chance ! »

Autour d'eux, des familles regardent de façon suspicieuse le groupe des trois hommes, fronçant le nez de façon perceptible en les regardant et en les sentant. Parce que, il faut le dire, Horst n'est pas vraiment plus présentable. Son action d'éclat sous le camion a laissé des traces, à la fois sur ses vêtements et sur son maquillage qui s'est bien délavé.

Le centre est constitué de patios multiples, des larges galeries ouvertes qui donnent sur des travées de lumière éclairées par la verrière zénithale. Le regard porte loin, embrassant la foule immense, les boutiques multiples et les décorations colorées.

- On a de la chance. » Kafim se détache de l'examen du plan du centre dans lequel il s'était plongé et se retourne vers Horst et Moïse. « Il y a une boutique de remise en forme – soins du corps trois niveaux plus bas. On y va tout de suite avant de se faire embarquer comme des clochards. » Gena en est informée et annonce qu'elle et Sidonie y rejoindront le trio. Les hommes prennent l'ascenseur vitré en évitant les regards hostiles de deux familles qui s'y trouvaient déjà et les quittent deux niveaux plus bas.

« Beauty Junky – De la pointe des cheveux aux bout des ongles – Le soin total » Telle était l'enseigne de la boutique devant laquelle arrivait le trio. Nuances de roses et de bleus, meubles aux courbes délicates et arrondis soignés, le salon de beauté se voulait chic. On devinait, derrière la vitrine où s'ébattaient les hologrammes d'hommes et de femmes d'une extrême beauté, un monde dédié au soin du corps. Traque des rides, gommage des impuretés de la peau, lutte contre le poil rebelle, contre les cheveux ternes ou pelliculés, masquage des gros et petits défauts, destruction des vilaines taches disgracieuses, des mauvaises odeurs corporelles, ce sont des dizaines de batailles qui se déroulaient quotidiennement dans ces box immaculés.

Visiblement, la jeune femme qui accueillit le trio n'avait pas pour habitude de livrer de trop grandes batailles. En voyant arriver Horst, Kafim et Moïse elle avait eu un haut le cœur très vite dissimulé derrière un sourire professionnel. Après que ces loqueteux aient commandés des soins complets mais basiques, elle avait était visiblement soulagée de les confier à ses collègues en blouse rose et bleue.

Moyennant un léger supplément, la boutique assurait également le nettoyage express des vêtements, ce qui fut fait.

Quinze minutes plus tard, ce sont trois hommes neufs vêtus d'habits déchirés mais propres qui ressortent du salon.

Un ado se détache de la rambarde à leur vue et les accoste. « C'est vous qui étiez gardien d'immeuble ? » demande-t-il à Horst. Réponse embarrassée de l'intéressé. « J'ai un message de vos deux copines, rendez-vous dans une demi-heure au McTacos du niveau trois. » Et il tourne les talons.

Les trois hommes se regardent. Echangent quelques paroles. Puis prennent le chemin du troisième niveau.

- Il va être temps de trouver un plan, non ? » commence Moïse. « On était parti pour un voyage un peu long mais tranquille, on se retrouve à fuir, à courir, à frapper des flics, bientôt on va voir nos visages à la télé dans l'émission « Les 10 plus recherchés ».

- Il nous faut un moyen de transport sûr, quelque chose avec lequel on puisse faire plus de dix kilomètres. » poursuit Kafim. « Et éviter de se séparer, aussi.

- J'entends bien, j'entends bien. » répond Horst. « Mais on est en train de claquer tout notre argent dans les douches et les vêtements. On n'avait déjà pas grand chose, on n'a certainement plus de quoi se payer un bus pour cinq. A part si quelqu'un louait une voiture pour nous, je ne vois pas comment à la fois passer inaperçu et avancer en toute sécurité.

Personne ne dit plus rien, le trio poursuit son chemin, prenant soin de faire un large détour et de regarder partout à la recherche d'éventuels poursuivants.

« McTacos – des milliards de repas servis » proclame l'enseigne bien connu, le M surmonté d'un chapeau typique.

Le trio s'installe dans la file d'attente.

Loin mais à portée de vue se tenaient Gena et Sidonie, qui avaient visiblement profité du même type de boutique que les garçons pour se refaire une beauté et à nouveau changer de vêtements. Rassurés sur l'absence de silhouettes suspectes dans l'entourage, elles rejoignent les trois hommes.

La discussion s'engage sur le même thème. Comment partir d'ici de façon à la fois discrète et sûre ? Les suggestions s'enchaînent, retoquées par l'un ou par l'autre, toujours pour une excellente raison, les deux principales étant l'absence de fonds et la volonté d'éviter tout contrôle.

Moïse, qui ne disait plus rien depuis quelques minutes, revient se pencher en avant et annonce « Je crois que j'ai une solution. Vous voyez la table de quatre derrière ? Les deux filles et les deux gars ? Ils doivent rejoindre un de leur camarade au parking, ils viennent de finir la grande parade du matin et ils doivent partir pour faire un spectacle au Fantasy Park ce soir. »

- Et alors ? » demande Sidonie, les yeux au ciel. « Qu'est-ce qu'on en a à faire de cinq saltimbanques mal payés qui vivent d'emplois précaires ?

- Je crois comprendre. » dit Gena. « Ils sont cinq, nous aussi, ils ont un véhicule et ils vont dans la direction qui nous intéresse. Et ils nous ressemblent suffisamment pour qu'on puisse passer à travers des contrôles sommaires. Ça me paraît une idée jouable.

Trois minutes de discussion et malgré l'avis contraire de Sidonie, Moïse suit les quatre jeunes lorsqu'ils se lèvent. Horst, Kafim, Gena et Sidonie suivent à quelque distance.

Dix minutes pour rejoindre le parking bleu, niveau sept. Le quatuor de jeunes rejoint un solide athlète aux longs cheveux blonds et bouclés, tout d'un surfer, appuyé sur le capot d'un petit mobil-home aux vitres opacifiées garé dans un coin tranquille.

- Vous cherchez quelque chose ? » demande le blond colosse à Gena qui marche vers lui accompagnée de Horst. Les trois autres sont en retrait, Gena a préféré, selon ses propres termes « éviter les amateurs dans des affaires de pro ».

- Ça se pourrait. » répond-elle avec un sourire. « C'est bien vous qui venez de faire la parade et qui partez à Fantasy Park ?

- Ben… oui. Vous avez un reproche à nous faire ou un contrat à nous proposer ?

- Ni l'un ni l'autre. » Et sans autre préliminaire Gena lui plante dans le torse l'étourdisseur que Horst n'a pas oublié de récupérer après l'escarmouche du mille-patte.

Horst bondit à son tour et plante le second étourdisseur dans le torse du jeune brun d'allure sportive. Éliminer les plus dangereux d'entrée, règle de base.

- On se fixe ! » Gena a dégainé le Glock et vise les trois autres jeunes. « On ne vous veut pas de mal. Juste votre véhicule. Si tout le monde se tient tranquille il n'y aura pas de blessés.

Les jeunes sont figés. Ils ont vu leurs deux copains tomber sans un bruit, ils sont maintenant braqués par une dure à cuire, leurs neurones tournent à pleine vitesse sans trouver de solution.

Horst plante son étourdisseur dans le dos du troisième jeune homme, qui s'écroule. Trois secondes pour recharger, voyant vert, il pique la première jeune fille. Qui crie mais ne tombe pas « Aaahhh ! » et d'un coup se débat comme une furie « Non !!! Je ne veux pas ! Je ne veux pas ! ». Elle hurle, griffe, gifle Horst. La seconde se jette à son tour sur Horst « Laisse ma copine tranquille ! Laisse-là ! Salaud ! »

Calmement, Gena rengaine son arme et se dirige vers le trio emmêlé. Elle agrippe la seconde jeune femme par le col, tire violemment pour la faire chuter au sol et, genou dans son dos pour la bloquer, lui plante l'étourdisseur entre les omoplates. Horst profite de l'intermède pour jeter loin de lui la première jeune fille, qui roule au sol. Il la suit, l'attrape par les bras qu'il serre dans le dos et la soulève pour la ramener vers Gena, qui l'étourdit.

- Matériel pas fiable. » Dit Horst en reprenant son étourdisseur. « Il faudra profiter du trajet pour le vérifier.

Moïse, Kafim et Sidonie arrivent à leur tour et les cinq jeunes assommés sont « rangés » à l'arrière d'un fourgon tôlé garé juste à côté dont Kafim crochète la serrure en trois secondes. Baillonés et ligotés, ils ne devraient pas se libérer ni attirer l'attention avant de nombreuses heures, sans que leur vie ne soit en danger.

Le mobil-home est investi par le groupe et, Moïse au volant, l'engin se met en route vers la sortie.

A l'intérieur, le groupe découvre les tenues de parade des saltimbanques. Celles qu'ils viennent d'utiliser sont encore accrochées à l'extérieur : Capitaine Le Crochet, le pirate ; Toc-Toc, l'écureuil qui fait rire les enfants ; Power-Girl, l'ado super-héroïne dans sa combinaison moulante avec réacteur dorsal ; Jimmy Finn, l'adolescent en fuite de son orphelinat ; et Symphonia la princesse du Royaume Enchanté.

- Stop ! Stop ! » Un homme d'une quarantaine d'année, soufflant, se jette devant le mobil-home. Moïse saute sur les freins, le véhicule s'écrase sur ses suspensions et les passagers se retrouvent par terre.

L'homme vient à la portière et supplie Moïse. « Il faut absolument que vous reveniez ! Le deuxième groupe nous a lâché pour la parade de midi ! On a besoin de vous !

- Ah mais non ! Ah mais non ! » Moïse se défend. « On a fait notre contrat, on est attendu pour ce soir, on ne peut pas.

- Je double votre salaire ! Et je vous paie en cash ! On a absolument besoin de vous. C'est la Fête Blanche, tous les groupes sont pris, on est bloqué. » Un instant de silence. « Et si vous ne venez pas ne cherchez plus de contrat au WhiteMall.

Moïse se retourne vers le reste du groupe. Kafim vient de résumer la situation. « Il nous offre le cash dont nous avons besoin. Pour une demi-heure de parade sous des masques qui cachent nos identités. Ça vaut le coup, non ? »

Moïse finit par se retourner vers le régisseur. « O.K. Mais une seule parade et on s'en va. Et on paie la moitié d'avance. »

L'homme accompagne, à pied, le mobil-home qui se gare et, de mauvaise grâce, sort une liasse de sa poche dont il tend quelques billets à Moïse. « Quoi ? Deux cents cinquante seulement ? »

- Hey ! C'est le tarif syndical pour une demi-heure de parade. C'est bien ce que vous avez touché tout à l'heure, non ? N'essayez pas de profiter de la situation et de m'extorquer plus, ça va mal finir et je vais faire vérifier vos cartes syndicales. On verra bien si vous pourrez vous libérer à temps pour votre parade du soir !

Moïse ne dit plus rien, le groupe enfile ses tenues.

Horst sera Capitaine Le Crochet, Kafim sera Jimmy Finn, Moïse sera Toc-Toc. Gena sera Power-Girl et Sidonie sera évidemment Princesse Symphonia.

Habillés, grimés, méconnaissables, les cinq descendent du véhicule et suivent le régisseur. Que la parade commence !