Block 108 bis : 04

04

” - J'en ai marre ! J'ai faim, j'ai froid, j'ai envie de pisser, j'en ai marre de cette remorque !

- Ouais, ben nous aussi, mon gars. Alors, t'es gentil mais tu fais comme nous, tu attend. On va bien finir par s'arrêter, non ?

Il y a de la tension entre Kafim et Moïse. Le mille-patte dans la première remorque duquel ils sont enfermé roule maintenant depuis une demi-heure. Et il faut bien avouer que les remorques n'ont jamais été très bien isolées du froid ni du bruit. Après tout les caisses de marchandises n'ont pas d'oreilles et ont rarement peur du froid.

Dehors, il doit faire moins de dix degrés et la pluie qui s'est mise à tomber a pour résultat d'abaisser encore la température et de faire monter le niveau sonore.

Du coup Moïse a froid. Ce matin il s'était, comme d'habitude, sapé classe. Le Prince de la Sape comme disait souvent Horst. Et il n'avait guère eu le temps de se changer. Aux pieds, des shoes DC Street taguées noir et rouge sur cuir blanc, au dessus, un ensemble dans les tons de jaune et vert pâles qui faisaient à merveille ressortir sa peau noire : jean baggy Death Look tacheté de noir et fermé par une large ceinture noire à boucle et motifs brillants incrustés ; une fine chemise KingWear à discrètes rayures verticales sous une veste Karl K. du dernier chic, l'ensemble masquant un début de brioche abdominale. Orné de divers bracelets et colliers d'argent, l'ensemble lui allait parfaitement et le rendait à merveille apte à séduire le pigeon ébloui par tant d'allure (ou la jolie petite chicky-chiky boum-boum draguée en boite), mais n'était guère compatible avec la remorque froide, bruyante et obscure…

Moïse l'avait d'ailleurs fait remarquer au bout de deux minutes dans la remorque.

- 'culé ! J'ai laissé mon manteau dans le van ! » Et c'est vrai que ce matin Moïse portait pour se prémunir du froid un superbe manteau long en fourrure synthétique en dégradé de bleu et vert. « J'ai déjà froid, dans cette boite de conserve ! Et en plus on y voit que dalle !

Il est vrai que seuls quelques rais de lumière filtraient à l'intérieur. Lamelles de lumières à peine visibles dans le plafond au fond, vraisemblablement une aération ; et une balafre dans le haut d'une paroi, séquelle sans doute d'un accrochage avec un balcon ou un poteau.

Cela suffisait à chacun pour distinguer ses deux autres compagnons, pour lire les gros caractères sur les cartons empilés et rangés par palettes. A première vue, tous portaient le logo MegaPlast et paraissaient être des récipients et contenants divers.

Horst et Kafim avaient grimpé quelques cartons et s'installaient au dessus, parés pour une longue route. Moïse était encore en bas, collé à la porte d'accès latérale verrouillée de l'extérieur, et râlait.

- Et puis j'ai déjà envie de pisser, moi ! J'suis pas passé aux chiottes depuis qu'on est parti du Block, j'ai la vessie qui déborde !

- Dégotte-toi un seau et pisse dedans ! » fut la seule réponse de Kafim.

- Ça va pas, non ? J'vais pas pisser dans un seau comme si j'étais en taule ! Et puis avec ce camionneur qui nous ballotte dans tous les sens j'ai pas envie de me pisser dessus, moi !

Au bout de dix minutes, Moïse rejoignait Horst et Kafim en haut mais ne s'arrêtait guère d'incriminer la terre entière pour ses malheurs. En particulier après quelques arrêts prolongés dont la raison était incompréhensible depuis l'intérieur de la remorque. Quand on ne sait pas, on a vite tendance à imaginer. Et Moïse avait l'imagination fertile…

- J'espère qu'elle ne va pas nous doubler, la Gena !

- … explique ? » Kafim enlève un écouteur et ouvre les yeux pour mieux entendre.

- Ben, en fait comment on va savoir qu'on est arrivé et qu'il faut rejoindre les filles ? Si Gena baratine le chauffeur il va jamais revenir nous ouvrir, les deux gonzesses vont descendre et c'est la garde du corps qui va toucher le jackpot. Et nous, rien. Que dalle. Nib.

- Je pense qu'on peut faire confiance à Gena. » fut après quelques instants de silence la réponse de Horst. « Elle me paraît fiable. Un peu perso, mais fiable.

- Qu'est-ce que t'en sais ? » reprit Moïse. « Tu la connaissais, avant ce matin ?

- De toute façon, on n'a pas beaucoup le choix. » laissa tomber Kafim, fataliste. « Et puis le chauffeur attend la seconde puce que je lui ai promis. Il a eu la puce de décryptage pour TripleXChannel à l'embarquement, il n'aura la puce de débridage de son camion qu'à l'arrivée.

Le silence revint dans la remorque. Horst semblait dormir, Kafim regardait le plafond à 1m, écouteurs dans les oreilles. Moïse maugréait, se plaignait du froid et de sa vessie.

Jusqu'à cet arrêt prolongé une demi-heure après le départ. La parano de Moïse s'était réveillée et il la communiquait à ses compagnons. La balafre dans la paroi étant hors de portée, dix fois il était descendu des cartons, dix fois il avait essayé de voir et d'entendre l'extérieur à travers un hypothétique interstice entre les portes, sans résultat. La tension montait dans la remorque.

- J'en peux plus ! Et on n'a pas le numéro du portable de Gena ! Elle l'a fait exprès, je vous assure ! Y'aurait pas un de vous deux qui irait voir ce qui se passe ?

- Bien sûr ! » ironisa Kafim. « Je me dématérialise, je passe la tête à travers la paroi et je te raconte ce qui se passe, c'est ça ?

- Je suis sûr que tu pourrais passer à travers l'ouverture, là-haut ! » Moïse, tout à son idée, pointait de la main le trou de lumière de la paroi.

- T'es malade ! » fut la réponse de Kafim. « J'suis pas Elastic Man, moi. Le trou doit avoir au maximum dix centimètres de haut et vingt de large.

- On pourrait l'agrandir ! En s'y mettant à trois ! Horst, je suis sûr que t'as des outils dans ta super-veste de super-gardien. Pas vrai ?

- … agrandir, je ne pense pas. Par contre il y a peut-être un autre moyen. » Horst ne semblait pas plus speedé que depuis ce matin, mais apparemment l'idée fixe de Moïse avait fait son chemin dans son cerveau. « Il y a un système de ventilation dans toutes les remorques et ça doit pouvoir se démonter.

Horst se retourna et, à quatre pattes sous le plafond, se dirigea vers l'arrière de la remorque.

Kafim avait décidé de ne rien entendre, mais Moïse suivait Horst. Effectivement, au plafond, deux mètres avant la grande double porte arrière, en plein milieu, là d'où venait les lamelles de lumière, était insérée une solide grille métallique carrée de cinquante centimètres de côté. La lumière ne pénétrait qu'à peine, on devinait que de l'autre côté l'aération ne laissait passer que l'air et le bruit, pas la pluie ni d'autres incongruités.

D'une de ses poches de poitrine, Horst sorti le tournevis, fixa le bon embout dans la tête de la première vis et appuya fortement sur l'extrémité opposée. « Zzzzz » fit le tournevis en se ratatinant, convertissant la poussée en mouvement rotatif. Deux coups et la vis était dehors. Trois fois recommencée, l'opération fit tomber la grille entre les mains de Moïse qui souffla fortement en la posant sur les cartons. Horst passa la tête dans l'ouverture et le tournevis magique fit de nouveau son ouvrage. « Ça coince ! » dit Horst au milieu de son ouvrage. « Il y a quelque chose qui bloque de l'autre côté. Une patte de fixation ou quelque chose comme ça. »

Poussant, tirant, forçant, il parvint à soulever et plier l'un des côtés du chapeau, côté avant. Côté pluie.

- Bon. Là, je coince », finit par déclarer Horst. « Et c'est trop petit pour que je passe.

- Laisse-voir ! » fit Moïse qui prit la place de Horst, à genoux sur les cartons, tête fouettée par la pluie. Cinq minutes d'essais infructueux. Chemise trempée, deux accrocs dans la veste, Moïse se laissa aller en arrière. « Kafim ! Viens ! »

L'intéressé fit son apparition.

- C'est toi le plus fin de nous trois, » dit Moïse. « Il faut que tu y arrives. On ne s'arrête plus depuis un quart d'heure, je le jure, je le sens mal, ce chauffeur.

Après s'être fait mollement prier, Kafim engagea la tête dans l'ouverture. « Purée, Horst, faut-y que je te fasse confiance pour faire cette connerie ! ». Tournant, glissant, aidé par Horst et Moïse, s'écorchant mains et dos de veste, Kafim parvint à s'extraire de la remorque.

Cinglé par la pluie charriée par de lourds nuages gris, battu par le vent de la course du mille-patte roulant à cinquante kilomètres par heures, Kafim était plaqué sur le toit de la remorque, les mains essayant de s'agripper aux ondulations aérodynamiques de la carrosserie. Pour la première fois depuis trois quart d'heures il voyait l'extérieur. Le convoi avait quitté MegaPlast et roulait maintenant sur une voie réservée aux poids-lourds, sans croisement ni signaux d'arrêt.

Devant et derrière, d'autres poids-lourds, de différents tonnages. A droite, la bande d'arrêt d'urgence. A gauche, deux files réservées aux véhicules légers, qui roulaient plus vite. De l'autre côté du muret central, la même chose. Distance de sécurité respectée, vitesses identiques, on devinait la conduite automatisée, robotisée. Le chauffeur ne touchait ni le volant ni les pédales, il n'était là que pour une intervention manuelle « au cas où ». Et d'après le nombre de lueurs bleutées émanant des cabines des véhicules croisés, Kafim devinait que pour la plupart des chauffeur, cette obligation était très facultative.

« Le White&Right Block », pensa Kafim. « La corpo où tout est règlementé. Une place pour chacun, chacun à sa place. Pourquoi je suis sorti de cette remorque, moi ! Si on se fait chopper, c'est direct la taule et l'amende ! » « Bon, si je reste là de toute façon je vais finir par glisser et finir par terre. Et puisque je ne pourrais jamais revenir par là où je suis sorti, autant avancer et tenter de me signaler à Tycho et aux deux filles… »

Et Kafim de tenter de progresser. Glissant, reculant d'un mètre pour deux mètres avancés, maudissant les routiers qui ne nettoient jamais le toit de leurs remorques, il n'osait pas se mettre à quatre pattes (et encore moins debout) de peur d'être poussé par le vent, de déraper et de finir écrasé sous les roues des convois comme un beignet tout mou écrabouillé sous un sac de courses, la confiture giclant sur la nappe cirée. « Beuh ! » Rien que d'y penser il s'y voyait déjà et ça ne l'aidait pas à se concentrer.

- Verdache ! Bouge, Kafim ! Bouge ! » Moïse, la tête dans l'ouverture, la figure cinglée par la pluie, criait vers le dos de Kafim. « Mais il est con, ce mec ! On dirait une limace croisée avec un escargot ! » « Avance ! C'est tout droit !

Il se laissa retomber à côté de Horst qui tenta de le raisonner « Allons Moïse. Il fait ce qu'il peut. Je t'assure que ce n'est pas aussi facile que dans les vidéos. Je l'ai fait, ce genre de parcours. Faut de l'entraînement. Il va y arriver, sois patient. »

- Ouais, il va y arriver. Quand il fera nuit ! » Et Moïse de descendre abruptement des cartons. « J'en peux plus ! Je trouve un seau et je pisse dedans ! Tant pis ! »

Horst reprit son poste de vigie, le cœur serré à chaque glissade de Kafim. Il maudissait cette ouverture trop petite. Si lui y était allé ce serait déjà réglé…

Enfin Kafim arrivait en tête de la remorque. Maintenant, secoué par les rafales, il devait descendre vers le timon de remorque. Trois mètres d'une échelle minuscule et glissante. Puis franchir un bon mètre au dessus du bitume, mettre le pied sur l'échelle tout aussi minuscule et glissante qui remontait de l'autre côté, remonter et franchir encore trois mètres sur le toit du moteur, le générateur électrique et son réservoir de dix milles litres d'hydrogène métallique qui donnait au mille-pattes une autonomie de mille kilomètres à pleine charge. Enfin, se laisser glisser le long de la portière et attirer l'attention des filles pour, enfin, se retrouver à l'abri.

Rien que d'y penser, Kafim en avait des sueurs froides. « Pourquoi je fais cette connerie ? » se disait-il pour la millième fois. « Pourquoi j'ai écouté Horst et Moïse ? »

Trois minutes pour descendre trois mètres. La figure ruisselante d'eau, Kafim y voyait à peine. Les mains glacées par l'eau froide, il commençait à ne plus maîtriser les tremblements qui déjà le faisaient claquer des dents. Les vêtements trempés et collants à sa peau, il se sentait peser dix kilos de plus et ses semelles avaient tendance à glisser sur les barreaux de métal mouillé.

Trois minutes pour trouver le courage de lâcher une main et un pied et passer le timon d'accrochage de la remorque. Très nettement, il vit les yeux ronds et écarquillés d'une femme et d'une fillette, passagers d'un gros SUV qui doublait le camion à cet instant. Dans leurs yeux, il lut l'incrédulité et la certitude qu'il allait mourir. En tout cas ces personnes le pensaient.

Une minute pour remonter de l'autre côté, plus facile car moins balayé par les vents et muni d'une échelle à barreaux anti-dérapant.

Il était sur le toit du réservoir, à un mètre de la cabine, quand débuta la catastrophe.

Le mille-pattes s'engagea sur la voie de sortie et commença à décélérer tout en s'inscrivant dans la courbe.

De ses dix doigts gelés, de ses deux pieds trempés, Kafim s'agrippait comme il pouvait, son corps attiré malgré lui vers le bord extérieur du camion par la force centrifuge.

Et puis, tout en se sentant tomber au ralenti sur le côté de la portière côté chauffeur, Kafim vit les gyrophares bleus loin devant.

- La merde ! » jura Tycho en voyant les patrouilleuses de police qui lui intimaient l'ordre de stopper. « Bon, les filles, on s'en tient au scénario. Je vous ai pris en stop, je ne vous connait pas, et les gugusses derrière, personne ne les connaît. Me faites pas un mauvais plan et on s'en sort tous les trois. OK ?

- Oui mon amour ! Pas de problème ! » s'empressa de répondre Sidonie qui finissait de se rhabiller. « Toi et moi, c'est le yin et le yang, c'est une grande histoire d'amour qui commence, je te ferais embaucher par mon père et on ne se quittera plus jamais !

Derrière, dans la couchette, Gena dissimulait comme elle pouvait ses armes loin au plus profond des caches qu'elle avait eu le temps de dénicher durant le trajet pendant que ses deux compagnons se livraient à explorer toutes les figures du kamasoutra et leurs variantes permises ou imposées par les nécessités de la conduite et l'exiguïté du poste de pilotage. En son for intérieur, ses hormones avaient explosé, son entrejambe était comme un cocotte-minute oubliée sur le feu, son système reptilien primaire lui avait crié de se joindre au duo, qui se moquait complètement de ce que pouvait ressentir cette spectatrice.

Elle avait eu bien du mal à se repasser en boucle le mantra du sang-froid « L'esprit est plus fort que la chair. Je suis une garde du corps professionnelle. » La route avait été longue. Longue et chaude, bouillante même malgré la pluie qui tombait dehors.

Autant dire que le signal d'alerte du tableau de bord qui annonçait « Sortie imminente obligatoire » lui avait fait du bien en l'obligeant à reprendre ses esprits. Tycho avait précipitamment cessé la figure en cours et avait repris le volant, torse nu, enfilant rapidement un pantalon que Sidonie lui remontait sur les jambes.

Soudain à travers la vitre ruisselante de pluie de la portière du chauffeur, les occupants de la cabine du camion virent une silhouette tomber du toit, rebondir sur le montant du rétroviseur et y rester accrochée.

Kafim ne savait plus ce qu'il faisait. Il s'était rattrapé par réflexe à la solide tige courbée mais la tête lui tournait, ses bras lui faisaient mal et ses jambes pendaient tandis qu'il tentait frénétiquement de trouver un point d'appui.

Tycho pila, les 120 tonnes du gros mille-pattes roulant encore à 30 à l'heure furent violemment projetées en avant tandis que les freins électromagnétiques et anti-patinage des douze essieux forçaient les pneumatiques à agripper le bitume trempé pour s'y accrocher solidement et raccourcir la distance d'arrêt.

Gena se cogna contre la paroi de la couchette, Sidonie atterrit à moitié nue dans la gigantesque pare-brise et Kafim finit par lâcher prise et voler vers l'avant dans une courte courbe parabolique où la gravité s'opposa très fortement et très rapidement à la vitesse initiale.

Chute, choc, roulade non maîtrisée, Kafim se voyait poursuivi par une roue gigantesque qui se rapprochait. Il eu une dernière image de confiture giclant hors d'un beignet écrasé puis tout devint noir