Block 108 bis : 03

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” - C'est une daube, cette voiture ! Pas de grand écran, pas de hifi, pas de mini-bar ! Y-avait pas mieux ?

- Non, princesse, il n'y avait pas mieux. » Pour la dixième fois en vingt minutes, Gena réplique à Sidonie. « Maintenant, comme mes camarades l'ont déjà dit, on peut vous ramener à votre vaisseau écrasé et aux gentils petits soldats qui fouillent le Block pour vous retrouver ? Je suis sûr qu'ils ont un grand écran dans leur panier à salade.

Au volant du banal monospace gris « trouvé » par lui, Moïse esquisse un sourire en entendant Gena. A son côté, muet et imperturbable, Horst scrute le décor. Dans la contre-porte, le fusil d'assaut emprunté au commando qui a essayé de le tuer. « Au cas où »…

Sur la rangée derrière, Kafim et Sidonie. Depuis le départ, celle-ci n'a pas décollé les yeux de l'écran incrusté dans le dossier du siège conducteur et branché sur Music Channel, le son à fond les basses emplissant tout l'habitacle malgré les airs réprobateurs des autres voyageurs. Sans décoller les yeux, Sidonie a par contre abondamment parlé, pour se plaindre de la médiocrité de ses conditions de voyage.

Kafim lui aussi a allumé son écran, mais pour suivre les infos locales. Après tout, ils viennent de quitter un Block où un antigrav vient de s'écraser et où une petite armée vient de débarquer en tirant à tort et à travers.

En dernière rangée, les yeux mobiles parcourant le chemin parcouru, Gena, son Glock et son sac à dos bien rempli.

Vexée par la dernière réflexion de Gena, Sidonie se renfrogne, arrache de son torse le diagnosti-kit médical qui depuis le début n'affiche que des signaux verts de bon état général et se cale dans son fauteuil, regardant pour la première fois l'extérieur qui défile.

Dehors, le Block 108 Bis a disparu, laissant place au combinat de chimie industrielle de MégaPlast. Horst connaît le combinat. Ils en ont pour une demi-heure à travers ses vingt kilomètres de long agrémentés de divers carrefours, signalisations d'arrêts et convois exceptionnels a la vitesse règlementaire de cinquante kilomètres par heure.

Convois exceptionnels, parce que la route de transit principal, celle qu'emprunte le groupe, est bordée par les unités de production, alors que les unités de vie et d'activité tertiaire des employés de la Corp se trouvent dans la mesure du possible à l'écart des cheminées, du bruit et des odeurs.

Les voyageurs se sont acquittés de la taxe de passage à l'entrée du combinat, en échange ils ont droit à des voies de circulation d'assez bonne qualité, même s'ils n'ont pas accès aux voies rapides inter-blocs dont le prix reste au dessus de leurs maigres moyens.

Sidonie s'en est bien sûr offusquée mais ses compagnons de route lui ont expliqué avec soin qu'ils n'avaient pas, eux, accès aux cartes de paiement inter-blocs illimitées comme celle dont elle pouvait disposer, carte restée dans l'épave du « Princesse » avec moult autres objets qui leur auraient été bien utile…

Par devers lui, Horst pense que Gena doit bien disposer d'une telle carte mais que c'est son choix de ne pas l'utiliser sans raison. Et après tout quatre heures de route par les voies expresses sous vidéo surveillance ou huit heures par les routes intra-block ça ne devrait pas changer grand chose.

Kafim s'agite, coupe le son de l'écran de Sidonie et monte le volume des infos.

- On parle de nous !

« … En direct du Block 108 Bis ! Après le tragique accident dont a été victime le « Princesse », vaisseau privé de Mlle Sidonie Tsilton dont le corps n'a pas été retrouvé, les soupçons se portent sur le gardien de ce bloc, un ancien militaire de Pruss Corp renvoyé après de graves manquements professionnels. Sa disparition simultanée avec les évènements, la marque indéniable d'assaillants disposant de fortes capacités militaires qui ont pu s'enfuir sans être identifiés laisse planer de forts doutes sur l'intéressé, Horst Halden, dont voici une photo récente. »

- La vache, Horst », s'exclame Kafim en riant. « Mais c'est la célébrité !

« On rappellera que cet attentat contre Mlle Tsilton coïncide avec les accusations de fraude portées contre son père Charles Tsilton, fondateur-dirigeant de Corp One, par le Bureau d'Investigation Fiscal. Depuis les déclarations faites ce matin à la presse par le Procureur Indépendant Jason Sekurovich, M. Tsilton n'a fait aucun autre commentaire que celui publié sur le site de diffusion de Corp One dans lequel il se déclare innocent de toute fraude et faire toute confiance à la justice inter-corporation. Maintenant sans transition, l'incroyable histoire de ce chat génétiquement modifié qui a parcouru 700 km à travers la Sibérie pour retrouver ses maîtres. »

Kafim coupe le son.

- J'ai comme l'impression que notre ballade vient de prendre un sale tour…

- C'est une attaque contre Papa et moi ! » Sidonie s'emporte et hurle. « Rien n'est vrai dans tout ce qu'on dit ! C'est que des combats de corporations maffieuses contre nous ! Il faut se dépêcher de rejoindre Zéphyr One, vous verrez bien !

- On va y aller, c'est sûr », déclare Horst sans se retourner. « Mais on a le droit d'être prudents…

Sidonie ne se calme pas. Après avoir repris sa respiration elle enchaîne.

- Oui, ben on peut quand même s'arrêter deux minutes et sortir de cette caisse pourrie pour aller pisser un coup et se repoudrer le nez ? J'ai besoin de respirer deux minutes, moi, là.

- Si on s'arrête toutes les demi-heures, on n'est pas arrivés, répond Kafim. Mais c'est vrai que ce ne serait pas mal de se bouger un peu les jambes si on veut se souvenir qu'on sait encore marcher.

- Et puis il va falloir faire le plein de la pile, » renchérit Moïse. « J'ai pas vraiment regardé quand j'ai pris la caisse, mais celle-ci est presque à sec.

Gena lève les yeux au ciel mais ne dit rien. Dans le rétroviseur, Horst lit très clairement « Bande d'amateurs ! » dans les beaux yeux bruns.

Moïse quitte la voie de circulation et s'engage sur l'aire de service qui tend ses box au véhicule.

Sur la cinquantaine de stations de rechargement, les deux tiers sont libres. Plus loin, toute une galerie commerçante aligne un hôtel et une dizaine de boutiques, de l'alimentation jusqu'au hammam en passant par les coiffeurs, vendeurs de vêtements, réparateurs ou analyseurs d'ADN. La station et son centre commercial servent de cœur à un petit ensemble résidentiel ouvrier coincé entre une zone de production chimique et une zone d'industries multiples.

A peine le véhicule stoppé, Sidonie se rue à l'extérieur et courre vers la maxi-boutic dont les rayons illuminés en plein jour proposent tout ce qu'une carte de crédit peut acquérir. Gena bouscule Kafim et suit Sidonie à cinq mètres.

Pendant que Moïse branche la prise, Kafim s'approche de Horst et de lui.

- Je crois qu'il va falloir la surveiller de très près, la princesse…

- Oui », répond Moïse. « Je ne pense pas que ce soit pour aller au petit coin qu'elle courre comme ça…

- En tout cas, pas pour ce que toi et moi y faisons d'habitude. Elle est en manque, non ?

- Affirmatif, man. Mais je peux te dire qu'elle sait y faire, parce que c'est le genre d'état qui aurait dû faire réagir le médi-kit… Ça sera peut-être sport de tenir toute la journée comme ça…

La prise raccrochée, Moïse regarde alors Horst.

- Il va peut-être falloir dépenser un peu de crédits pour te faire un nouveau look, soldat…

- Et pourquoi ? » S'étonne Horst.

- Ben… » répond Kafim à la place de Moïse, « parce que ta photo de militaire au crâne rasé et à la mâchoire carrée est diffusée sur tous les réseaux d'info ?… T'as jamais fait de missions d'infiltrations, toi ? Réponds-pas, c'est pas la peine…

Et le trio de s'engager à son tour dans la maxi-boutic.

Au fond du magasin, Gena est plantée devant la porte de la toilette (payante) où est enfermée Sidonie.

- Mlle Tsilton », dit Gena à voix basse, très professionnelle. « Je ne veux pas connaître vos motivations mais en tant que garante de votre sécurité je dois connaître les éventuels problèmes qui peuvent vous affecter.

Une grand inspiration provient de l'autre côté de la porte, un frémissement corporel perceptible rayonne à travers la mince paroi. « Putain ça va mieux ! » soupire Sidonie.

Fermeture d'un sac, bruits de miction, chasse d'eau, Sidonie ressort en pleine forme, les yeux brillants, et se dirige vers les lavabos où elle fait couler l'eau et le savon.

- Mlle Tsilton », poursuit Gena, « m'avez-vous bien entendue ? Nos compagnons de route sont sympathiques et folkloriques mais je pense être la seule vraie professionnelle à vous accompagner. Je travaille régulièrement pour GeoProtec, vous devez connaître ?

- Bien sûr, que je connais. » Sidonie est hargneuse. « Que des empêcheurs de faire la fête. OK pour vous faire confiance, mais le deal c'est que la patronne c'est moi. Un gros paquet de cash à l'arrivée, mais quand je donne un ordre tu l'exécutes. » Sidonie est passée au tutoiement sans effort, la relation de maître à valet est incluse dans le ton.

- Bien mademoiselle Tsilton », répond posément Gena. « Tant que les ordres ne mettent pas votre sécurité en danger. Nous allons peut-être commencer par vous offrir un brin de toilette ?

Le quintet se retrouve au rayon produits de beauté et maquillage de la boutique.

- Messieurs ! » dit Gena. « Vous faites les provisions pour le trajet, j'accompagne Mlle Tsilton quelques instants. J'ai vu à deux pas une boutique de remise en forme, je pense qu'après tout ce qui est arrivé depuis une heure notre protégée a droit à quinze minutes de toilette. Horst, tu change de look, tu fais gaffe à tout, on se retrouve dans quinze minutes au véhicule ?

- Autoritaire, la nana… » dit Moïse en regardant les deux femmes s'éloigner, ses yeux allant d'un dos à l'autre.

- Mais bien foutue… » poursuit Kafim, ses yeux fixés sur le même spectacle.

- Dangereuses. Toutes les deux. » Conclut Horst.

Vingt minutes se passent. Horst a désormais les yeux bruns et ses cheveux ras sont désormais blonds. Le nez légèrement rougi et les poches sous les yeux indiquent celui qui abuse de mauvaises boissons. Il a gardé ses caterpillars souples et renforcées mais un bomber banal sur un pantalon large en toile le transforme en vigile fatigué et hors de son service. Le trio a pris soin de faire ses achats dans plusieurs magasins différents et de procéder à la transformation hors de la vue des passants avant de revenir vers le parking.

Moïse se raidit soudain. « On ne s'arrête pas, les gars ! ». Il faut une seconde de plus aux deux autres pour prendre conscience également de la voiture de police en civil garée sur le parking, le chauffeur seul à bord, renfoncé dans son siège.

Le trio traverse la station sans s'arrêter « Le fusil est dans la voiture ! » marmonne Horst. « Tant pis. » répond Moïse.

Cinquante mètres plus loin, hors de vue, les hommes s'arrêtent. « Bon, il faut retrouver les filles, maintenant. » résume Kafim.

- Vers là ! » indique Moïse en se dirigeant vers un marchand ambulant placé non loin sur le trottoir. « Le meilleur endroit pour voir sans se faire remarquer. » Effectivement, Gena et Sidonie s'y trouvent, sandwich et bouteille d'eau à la main.

Sidonie est à peine reconnaissable. Reposée, peu maquillée, les cheveux blonds teints en brun, les yeux bleus devenus noirs, habillée comme Gena pantalon battle en toile pour le bas, saharienne en toile sur t-shirt pour le haut, elle a du chic et du charme mais n'attire pas les regards comme la riche héritière qu'on a l'habitude de voir dans les vidéos people.

Sans Horst ni Kafim qui poursuivent leur route, Moïse s'arrête à leur hauteur.

- Bon. Vous avez vu ?

- Affirmatif », répond Gena. « Bon réflexe de ta part aussi. Maintenant réponds-moi. C'était un engin volé ? » Le ton est celui de la maîtresse d'école face à un garnement en faute.

- Ben… » Moïse est gêné. « Juste un peu. Juste un emprunt. Il était sur un parking, j'ai pensé que son proprio n'en aurait pas besoin de la journée, qu'on était tranquille… Faut croire que non.

- Bien. Ce qui est fait est fait. Choisis mieux la prochaine fois. Tu peux trouver un autre moyen de transport ?

- … je le sens assez moyen, ici. » Gena est calme, Moïse est rassuré. « J'ai pas mal de codes de déverrouillage d'engins du Block 108 Bis mais aucun de chez MegaPlast. Il faudrait un véhicule qui soit avec les codes par défaut. Ou alors il me faut une connection discrète au réseau pour aller chercher des codes . Une heure ou deux de délai.

- Deux sandwich, une bouteille d'eau et un soda, s'il vous plaît ? » Horst et Kafim sont revenus au marchand ambulant. Leurs commandes en main, ils se rapprochent des trois autres.

- J'ai un plan pour partir. » annonce Kafim à vois basse, l'air de rien. « Un mille-pattes qui s'arrache dans dix minutes. Pas très confortable, mais discret et départ immédiat dans la bonne direction. Ça vous intéresse ?

- Moi, je voterais pour. » insiste Horst.

- C'est quoi, un mille-pattes ? » demande Sidonie, les yeux fixés vers le ciel.

- … c'est ce qu'il nous faut pour éviter les problèmes. » dit Gena d'un ton qui clôt la conversation. « Kafim, on te suit. Essaie d'être plus brillant que ton compère dans le choix de ton moyen de transport, sinon on va poursuivre le chemin à trois…

- Vamos ! » Kafim tourne les talons et se dirige vers l'extrémité du parking opposé à leur point d'entrée à la station, tout en marmonnant pour lui tout seul « Petit chef ! Prétentieuse ! »

- Ah non ! Je refuse de monter là-dedans ! » Sidonie crie en voyant le poids-lourd stationné, un camion tracteur suivi de cinq remorques, au bas mot cent-vingt tonnes de produits plastiques qui quittent Megaplast.

- Y vous plait pas, mon camion ? » annonce une voix jeune et traînante. Surgissant de derrière le capot, un jeune homme bâti en athlète avance vers le groupe. Un peu moins grand que Horst, pas encore trente ans, des cheveux noirs ondulés, la peau matte, les yeux verts, un visage fin aux pommettes hautes qui serait dur si la bouche délicatement ourlée ne souriait de toutes ses dents, on dirait que le chauffeur est sorti du calendrier des Dieux de la Route. Un T-shirt blanc moulant ne laisse rien ignorer des heures qu'il doit passer à la salle de fitness et le jean serré moule les parties avantageuses de son anatomie dissimulée.

Un grand silence tombe sur le groupe. Sidonie se reprend la première « Alors je veux monter devant ! »

Dans un grand éclat de rire séducteur, le chauffeur déclenche l'ouverture de la porte de la cabine et Sidonie grimpe les trois mètres sans rien dire de plus.

- Bon, je m'appelle Tycho et pour les passagers clandestins, c'est par là, » dit le beau jeune homme en déclenchant l'ouverture d'une porte latérale dans la première remorque. « On est bien d'accord, si on est contrôlé et qu'on vous trouve, je dirais avoir pris la demoiselle en stop et vous, vous êtes rentré là durant mon arrêt et sans que je le sache. Pas de lézard. Je suis gentil mais je ne risquerais pas ma licence. Et on paie d'avance.

S'avançant vers Tycho, Kafim sort d'une poche intérieure un petit sachet et le glisse discrètement dans la main du chauffeur avant de se préparer à monter dans la remorque.

Gena s'approche à son tour du jeune homme, se colle à lui et lui glisse à l'oreille « Moi, je monte avec la gamine. Vous ferez les cochonneries que vous voulez pendant que le pilote automatique fonctionne, mais je ne la quitte pas. Et si tu dis non je t'arrache les couilles à mains nues. Alors ? »

Tycho devient blanc malgré son bronzage naturel. « Euh… finalement, les deux dames vont voyager devant. J'voudrais pas les séparer. Et on se dépêche ! »

Moïse prend par l'épaule un Horst qui allait répliquer et ils rejoignent Kafim tandis que Gena grimpe souplement à la cabine.

Trois minutes plus tard, le mille-pattes fait ronronner ses douze moteurs électriques (un par essieu) et s'ébranle sans à-coup pour rejoindre la voie de circulation réservée.

Quinze minutes plus tard, le Détective Huracan rejoint l'Agent Ballesteros à bord de la voiture banalisée et s'affale sur le siège passager, essouflé.

- Par le foutre de Zeus, elle est bonne, la femme de Manouki. Comment qu'elle en redemandait ! Tu veux pas venir, la prochaine fois ?

- Sans façon. Les femmes de collègue, j'essaie d'éviter. Après, ça fait des histoires.

- Bah ! Suffit qu'il le sache pas. Allez, démarre, on a encore deux heures de service à tirer, faut aller patrouiller un peu, quand même.

Dans la nuit, le monospace sera fracturé et le fusil d'assaut disparaîtra. Au matin le propriétaire de la station appellera la police qui enverra le véhicule directement en fourrière où il sera détruit trois mois plus tard…