Nasty, Maël & Bruno : 10

 

 

CHAPITRE X

 

 

 

 

“Froid”. Malgré les chauds vêtements achetés à l’escale, Nasty ressent le changement de température entre la rue et le hall immense du terminal des transports de St-Petersbourg -St-Pete’, comme on abrège ici-. Elle a négligé les multiples transports individuels ou collectifs disponibles dans la gare, pour reprendre physiquement contact avec la cité. Mais les années passées dans l’atmosphère plus ou moins constante de Space City ont fait baisser les réactions de son organisme face aux changements de température.

Regagnant l’intérieur du complexe, elle emprunte l'ascenseur panoramique. Silencieusement, les rails magnétiques propulsent l’ensemble au sommet des trente mètres du bâtiment. Au fur et à mesure, la ville se dévoile. Majestueuse, digne de son héritage. Les nobles bâtiments de vraies pierres de taille qui abritent le cœur financier et artistique de l’Europe du nord se fondent harmonieusement dans les blocs résidentiels et commerciaux qui les prolongent. Les immenses verrières en silice d’astéroïdes recouvrent les zones piétonnes interdites aux véhicules dont le flux silencieux anime souplement les interstices du tableau.

Au loin, le Golfe de Finlande qui débute étale ses froides couleurs bleues sombres, cernant la petite île de Kotline et la ville de Kronstadt, domaine des millionnaires, politiques et autres membres de la jet-set Peterbourgeoise.

De l’autre coté, c’est l’immense Lac Ladoga, ses clubs de vacances, ses complexes de loisir, refuge de la classe moyenne de la région.

 

La cabine s’arrête au niveau du point de vue. Nasty en fait le tour, protégée du vent glacial par les épaisses vitres fermant le toit. De chaque coté elle redécouvre sa ville, les souvenirs lui reviennent, elle recommence à nommer les quartiers, les bâtiments caractéristiques. Peu d’entre eux ont changés durant sa longue absence.

Elle loue ensuite des lunettes d’observation à la boutique sous le dôme et, chaudement emmitouflée, sort sur la passerelle extérieure. Balayée par le vent froid, la jeune femme fait lentement le tour du toit. Les senseurs internes au verre analysent la direction de son regard, la comparent à la vision de la ville fournie par les senseurs externes, et après corrélation effectuée par les nano-computers logés dans les branches affichent à sa vue les détails de la cible : nom, fonction, rapide historique et renseignements touristiques jugés utiles.

 

“Tout ça n’attend que moi !” Olga Natalia Egorov prend possession de la cité…

 

Finalement frigorifiée, elle réintègre l’atmosphère climatisée et rend les lunettes à l’employée, tout sourire dans sa boutique.

Après son installation dans un des coquets hôtels au dessus de la partie neuve du port, le reste de l’après-midi est consacré à diverses ballades dans St-Petersbourg et ses environs. Nasty cherche à faire coïncider ses souvenirs et la réalité actuelle.

 

 

-Hi, sis’ !”

-Hi, bro’ !”

Devant Maël, une femme à peine plus âgée que lui, aussi grande, blonde, vêtue simplement d’un jean et d’un ample pull beige à col roulé. Derrière elle, un appartement moderne, entièrement décoré de tons sables, écrus, doucement éclairé.

L’informaticien franchit le seuil, saisit la jeune personne par la taille et le couple tourbillonne jusqu’au profond canapé où l’informaticien se laisse tomber, tenant toujours la main de sa sœur.

-’Beth, ça fait plaisir de te revoir. J’en ai des tonnes à te raconter, tu sais. Mais…, t’es toute seule en ce moment ?”

-Ouaip frangin. Nadine est à la maternelle de l’arcologie, je ne vais la chercher que dans deux heures. Paul… on s’est bien amusé, mais je me suis lassée. Jamais il ne s’arrêtait. Toujours quelque chose à faire. Un dossier en retard, une visite a faire, une séance de sport… Pas le temps de s’occuper de nous. Alors, quand il a eu ce poste à New-York… Depuis, je suis une pauvre femme solitaire…”

Grand rire, elle se lève et fait quelques pas vers la cuisine.

-Je sert le caf’, et tu me racontes ce qui t’amène.”

 

-En fait, je ne sais pas vraiment où commencer.”

-Et bien, essaie par ton départ de notre petite boule bleue. Parce que, à part que ce soit la Silver Chalk ton employeur et que tu partais dans les astéroïdes, ni moi ni mam’ ou dad’ n’avons vraiment suivi les six derniers mois.’

-D’accord. Donc, je travaillais depuis un an pour la Chalk, quand…” Maël retrace pour sa sœur aînée le semestre passé au siège de la société, son travail de mise au point informatique, les relations avec les autres employés, l’effet d’isolement produit par la vie en cercle fermé loin de tout. Jusqu’à ce jour où il a découvert ce qu’il ne fallait pas.

-A partir de là, je ne sais pas ce qu’il faut ou ne faut pas que je te dise… Vraiment…”

-Hey, Maël, je suis ta frangine, non ? Alors ?”

-Bon. Mais…” l’informaticien rechigne à tout dire. Il élude, contourne, évite la vérité vraie. Son récit en devient décousu, flou. Tant et si bien que sa sœur l’arrête.

-Ça ne va pas du tout. J’arrive à comprendre que tu est dans la merde, mais là il faut que tu sois plus clair.”

La discussion reprend, s’interrompt, poursuit, mais rien n’y fait. Maël ne veut pas tout révéler à sa sœur. Elisabeth le coupe enfin.

-On n’y arrivera pas comme ça. Je vais te laisser y réfléchir. Tu va rester tout seul un moment, le temps que je revienne avec Nadine. Elle va être contente de voir son oncle. Et, pas de bêtise, hein ?”

 

La porte se ferme, Maël reste seul.

 

La porte se rouvre. Elisabeth entre en tenant la petite Nadine par la main. L’issue se referme automatiquement. La jeune femme dresse l’oreille, surprise. Aucun bruit ?

-Maël ?”

-’Beth ?” voix feutrée. “Tu es seule ?

-Bien sur que non. J’ai ramené Nadine. Tu parles d’un accueil pour ta nièce.”

-Tonton Maël ! Où t’es caché ?” La petite fille se met à courir dans l’appartement, et découvre vite son oncle, dans les bras duquel elle saute joyeusement.

Au bout de quelques instants, Elisabeth présente le goûter, que la gamine attaque de bon appétit.

-Bien. Maintenant, j’espère que tu as réfléchi. Qu’est-ce qui s’est passé, et qu’est-ce qui t’arrive réellement ?”

 

Ce n’est qu’à la fin de la soirée, alors que Nadine vient de s’endormir après une histoire racontée par son tonton Maël, que celui-ci se confie à Elisabeth.

 

Tous deux dans le large canapé, il parle. Tout y passe. La double compta. Les jeux du cirque. Bruno et Nasty. Mars. Sydney. Le jeune homme se livre totalement, il a besoin de parler, de sortir l’accumulation des semaines passées. Il avait simplement d’énormes scrupules à y mêler sa sœur.

Elisabeth l’écoute. Attentive, incrédule, horrifiée, choquée, tout cela tout à tour.

Maël s’arrête enfin, le silence se fait.

 

-Bon”, laisse enfin tomber Elisabeth. “Si j’ai tout suivi, ton ex-employeur est un truand fini qui n’hésites pas à te coller des tueurs aux trousses, mais avec tes deux amis vous avez décidé de disparaître en espérant qu’il vous laissera tranquille. C’est ça ? Et tu ne sais pas où ils sont, tu peux à peine joindre ce Bruno. Montre-moi cette démission qu’il t’a préparée. On va encore en parler.”

 

La nuit est largement entamée lorsque le frère et la sœur se couchent.

 

 

Plusieurs jours se passent. Le vent de la Baltique souffle froidement sur St-Petersbourg. L’air conditionné dispense une agréable température dans l’arcologie californienne d’Elisabeth Schlösser.

 

 

-Bonjour, Olga.”

-Bonjour, Mami Anna.”

Comme chaque matin, Anna Gatchina salue la sympathique Olga Egorov à qui elle loue une chambre de sa demeure aujourd’hui bien trop vaste pour elle toute seule. Elle apprécie la jeune fille, qui revient de deux années sur Alpha Centauri. cela rajeunit Anna, de la remettre au courant de tous les petits riens qui font la vie quotidienne du pays. Comme quand elle et ses enfants dissertaient sans fin sur les infos et leur lot de nouveautés.

Elle sent bien que la jeune fille ne lui dit pas tout sur les raisons de son retour, mais Anna respecte son silence. Incorrigiblement romantique, elle suspecte une peine de cœur ou, pis encore, une brouille familiale. Dans ces cas, la meilleure des médication est de s’amuser, voir d’autres gens, reconstituer un cercle de connaissance, plus tard d’amis. Il n’est pas sain de rester se morfondre seule.

 

Olga se relève de table, copieux petit déjeuner englouti, puis regagne sa chambre, et s'apprête à sortir, chaudement équipée, dans les rues de St-Pete’.

L’air glacé et la froidure l’envahissent. Nasty a sciemment choisi un quartier où les trottoirs sont encore à l’air libre, pour s’endurcir l’organisme à chaque passage. Et puis parce que c’est moins cher. Les résultats ne sont pas encore concluants. Une crise de vague à l’âme l’envahit tandis qu’elle frissonne et se dépêche de rejoindre la station de métro.

Le petit hôtel coquet, le luxe et la chaleur, elle avait adoré. Mais vite, se retrouver toute seule dans ce riche décor propret, douillé, feutré, Nasty ne l’avait plus supporté. Alors, direction la perspective Nevski.

4.500 mètres de rue marchande, artistique, religieuse, gastronomique, intellectuelle, un grouillement d’hommes et de femmes, un foisonnement de vie, d’activité. Nevsky, “à la fois la rue marchande et la belle rue de St-Petersbourg, mélange de magasins, de palais, d’églises”, comme le clame la plaque à la sortie du métro place Vosstaniia où elle remonte à la surface. La phrase est signée d’un obscur “Théophile Gautier - auteur français” dont Nasty se demande bien qui il a pu être. Un vieux réalisateur de RéalVir, peut-être ?

Tout de suite, elle s’était senti mieux. La rue revêtue de lisse pierre russe fondue, solidement encadrée par les façades sans fin, couverte d’une immense verrière bombée transparente qui la protégeait de la pluie et de la neige, tout cela la rassure, la protège. Se coulant dans la foule, l’eurasienne avait marché, marché, jusqu’à en avoir la tête qui tourne et les mollets qui rechignent. Tombée de la nuit aidant, c’est alors l’’action qu’elle avait cherché. L’un des nombreux bars de la perspective avait constitué une excellente entrée en matière. Elle s’était faite draguer, sans vergogne ni complexe, par un soit-disant “artiste”, elle avait surtout compris “glandeur”.

Avec des amis à lui elle s’était retrouvée du coté de la place des Arts, dans une boite à réalité virtuelle où le flirt avait pris une tournure sérieuse, concrétisé dans sa chambre d'hôtel à la fin de la nuit.

Les choses sérieuses avaient repris au réveil. Éjectant le pauvre diable hors de ses murs, Nasty avait fait ses bagages. Dans l’hypersonique en partance de Singapour, elle avait préparé un plan de bataille. Une soirée pour se défouler, OK, mais pas plus. Les années à Space City lui avaient permis de voir nombre d’écervelés, mâle comme femelle, se bruler et se consumer en remettant toujours tout à demain. Raisonnable. C’était un nouveau mot dans le vocabulaire de Nasty.

Dès le lendemain, Olga Egorov emménageait chez la vieille Anna Gatchina. Une vraie personne, sure, pour s’occuper d’elle, corriger ses lacunes, jusqu’à ce qu’elle soit acclimatée à la ville, prête à atteindre son but de luxe et de richesse, sans trébucher ni faire de faux pas.

La chaleur du métro faisait disparaitre les pensées désagréables des neurones de Nasty. Dix minutes d'œuf individuel l’emmènent jusqu’à la Grande Médiathèque de la cité. Elle aurait pu avoir accès aux mêmes informations depuis chez sa logeuse, mais la vieille dame n’avait qu’un terminal dans la pièce principale, et Nasty n’aurait pas souhaité la voir apprendre le but de ses recherches.

Carte de libre-crédit anonyme dans la fente, clavier sous une main et pointeur sous l’autre, calée dans le fauteuil, la jeune femme avait parcouru les menus jusqu’aux moteurs de recherches. L’IA de la Médiathèque consent à utiliser une part de sa puissance pour répondre à ses requètes.

D’abord, les infos générales. Biographie des époux Kamaninsky.