Nasty, Maël & Bruno : 06



CHAPITRE VI

-Guide, messers ? Joli souvenirs ? Vous venir de Terra, non ? Moi beaucoup aimer Terra. Grand Canyon, Tour Eiffel, Baie d’Along… Joli, très joli… Vous payer verre ? Merci. Moi m'asseoir et montrer souvenirs. OK ?”

-Allez, Billy Lee. Enlève ton déguisement, on t’a reconnu.”

-Oh ! Mais comment donc ?” Billy Lee retrouve sa vraie voix, prend place et enlève le fichu dissimulant ses cheveux. “Alors, heureux sur Mars, Maël et Nasty ?

-Assez, oui. Nous venons de tout visiter, c’est grand ! Mais il reste encore du boulot, hein, pour peupler tout ça.”

-Et oui… Travaillez, prenez de la peine, c’est le fond qui manque le moins, comme on dit chez nous. Mais je ne venais pas discuter tourisme. Richard, c’est l’heure de quitter Olympus, on rejoint la famille. Si vous avez tout sur vous, direction la gare.”

De translator en escalator, de conduits de circulation inter-zones en rues animées où les deux jeunes gens achètent quelques souvenirs sur la carte de crédit de leur guide, les voila à l’une des nombreuses gare interne d’Olympus. Billy Lee explique le parcours à venir : un MagLev local jusqu’à la station de transit principale, au pied du Mont -une sacré descente-. Puis un Accélératube jusqu’à MarsVille, avec arrêt à Tharsis Mont pour la Tour Orbitale. Enfin un petit bout de véhicule privé dans Lunae Planum, pour rejoindre les quartiers du Clan au sein de la capitale.

Quarante minutes après le départ du Café Fontes, chacun est confortablement installé dans son fauteuil du wagon du Tube, et la descente commence -l’un des rare MagLev doté d’un égalisateur de gravité pour ne pas jouer à la descente du Grand 8 pendant 100 km…-.

Bruno relève bientôt la tête du terminal et interrompt Billy Lee et Maël qui comparaient les Accélératubes Terriens et Martiens.

-Résultat de mes recherches à partir des journaux et agences de presse locales. Mon passage sur Space City a été signalé, avec une brève description du bordel semé, mais rien n’a été expliqué. On ne parle pas de Duncan Chalk, et sur les Rangers, je n’ai rien. Billy Lee, j’expliquerai tout ça devant la Famille, mais d’ici là, si son propriétaire réclame le vaisseau dans lequel nous sommes venus, on le rend bien gentiment -tant que ceux d’en face sont gentils, bien sur-.”

-Ça roule, Richard-san.” Dépliant l’écran disposé dans le dossier du siège en face d’elle, la jeune femme entame alors une discussion avec un correspondant lointain

.

Le voyage se poursuit ensuite tranquillement jusqu’à la gare de la Tour Orbitale, ponctuée de multiples discussions sur tout et rien, principalement entre Billy Lee et Maël. Bruno passe son temps plongé dans son écran, “se remettant à jour” comme il répond à Nasty. “Sur quoi ?” “Oh, sur tout. Amis, connaissances, Corps, faits de société… tout ce qui risque d’avoir de l’importance…”.

Quarante-cinq minutes après le départ, le wagon s’immobilise en gare de Pavonis. Claquements sonores, chocs et autres mouvements mécanico-pneumatiques, puis les portes étanches s’ouvrent en discrets chuintements, laissant sortir et pénétrer les voyageurs utilisant la Tour Orbitale. Dix minutes complètes d’allées et venues avant que les issues ne se referment et que le Tube ne reprenne sa progression rapide.

-Un départ toutes les heures !” commente la jeune femme à ses deux touristes.

Autour d’eux, les nouveaux voyageurs se divisent de façon habituelle entre employés de l’une ou l’autre des grandes sociétés Martienne ou Terrienne et touristes repérables entre tous à leur excitation de se trouver ici. En majorité Terriens, mais aussi quelques habitants des Nouvelles Planètes revenus voir le système originel.

Tandis que le Tube reprend sa vitesse de croisière, le calme revient dans le compartiment. Encore une heure de voyage à travers le relief de Mars.

-Raconte, Billy Lee.” Bruno se penche vers la Martienne. “Puisqu’il n’y a plus d’Exploreurs pour un moment, que vas-tu devenir ?”

-Oh” geste d’insouciance, “ce n’est pas parce que l’Agence Spatiale a décidé de geler les programmes d’exploration interstellaire que les astro-ingénieurs sont tous au chômage. Pour le moment, je suis stagiaire dans le bureau d’études astronautiques du Clan sur le Mont. Le temps de finir ma thèse et d’acquérir un peu d’expérience. Si d’ici là les Nations Unies sont encore anti-expansionnistes, je ferais du spatial rase-caillou, c’est tout.”

A l’heure prévue, cent-vingt minutes après le départ d’Olympus, nos quatre passagers mettent pied au terminal de MarsVille, comme l’immense majorité des occupant du Tube. Billy Lee passe une courte communication.

-Ça roule. Archie nous attend juste dehors. Par là !.”

Deux cent mètres plus loin, un eurasien aux courts cheveux blonds et aux larges épaules se décolle du véhicule contre lequel il s’appuyait, anodin dans la file d’attente des passagers, et croise Maël qui ferme la marche de leur groupe. Dans un mouvement si furtif qu’il en est presque invisible, sa main fait un geste qui propulse un petit cafard noir dans le bas du dos du blouson porté par le jeune homme par dessus sa combinaison. Tandis que l’homme poursuit son chemin, l’insecte électronique passe prestement sous le rebord du vêtement, pour disparaître à l’intérieur.

Dehors, Billy Lee rejoint un jeune homme, presque un gamin, qui bondit du toit du véhicule où il était assis pour l’étreindre chaleureusement, avant de faire de même pour Nasty puis de frapper la main baissée de Bruno.

-Io ! Long time no see, Richard. C’est moi qui vous drive jusqu’à la maison. ‘fais plaisir d’te voir en forme. T’as l’chic pour ramener des jolies filles. Cool Nuke !”

Soudainement, le jeune homme prend un pas d’élan en arrière et bondit à l’envers par dessus la voiture, de l’autre côté du groupe.

-Mais on a tout le voyage pour en discuter. Alleï ! Les portes sont ouvertes et le décor pas terrible.”

A la suite de quoi il adresse un clin d’oeil à Nasty en ajoutant dans un large sourire :

-La gravité martienne, ça aide pour bouger. Tu devrais essayer.”

-Ah ouais ?” Et la métisse de débuter une roue latérale qu’elle achève également par dessus l’engin, à côté du provocateur.

-Cool Nuke, babe ! Toi, tu me plais. Alleï, le retardataire, en voiture !” achève-t-il à l’adresse de Maël en même temps qu’il se coule à l’avant.

Sans un bruit, le véhicule quitte son emplacement, se coulant dans le flot généré par la gare de MarsVille. Au dessus d’eux, la fine atmosphère bleue de Lunae Planum est éclairée par la tête d’épingle de Sol qui diffuse une lumière jaune et crue, pâle mais non-altérée. Par delà les bâtiments bas qui constituent l’ordinaire martien, les lointaines montagnes alentours encerclent l’immense plaine semée de multiples exploitations hydroponiques. Disséminées partout où l’humidité et la densité de l’air autorisent de bonnes récoltes sans nécessiter de milieu clos, ces fermes constituent la majorité des peuplements et des emplois martiens, en même temps qu’autant de supports à l’écologie planétaire.

Les véhicules étanches destinés à s’y rendre glissent autour d’eux, Archie converse par l’intermédiaire du communicateur laser courte portée de leur engin avec presque tous, débitant à une vitesse ahurissante salutations, discussions et commérages sur toutes sortes de personnes, clans, sociétés ou hommes politiques Martiens.

-Voila pourquoi Archie est un des meilleurs représentants du Clan”, commente Billy Lee à Bruno. “Il n’arrête jamais. Tu sais qu’il est doué ?

-Ceci dit”, poursuit-elle à l’intention des deux autres, “pendant que notre voiture nous conduit automatiquement à notre destination -ce qui vaut sans doute mieux pour nous-, je peux sans doute continuer à jouer les guides touristiques et vous expliciter les bâtiments que nous croisons ?”

Trente minutes à ce régime, et le véhicule s’engage dans le sous-sol d’un bâtiment bas qui s’ouvre pour lui. Deux sas souples, un sas énergétique léger, et l’engin s’immobilise dans le parking parmi divers autres moyens de transport.

-Tout le monde descend !” clame Archie en déclenchant l’ouverture des portes et en se basculant hors de l’habitacle.

Le lutin bondissant en tête, le groupe franchit quelques portes marquées au motif du Clan, pour déboucher dans une vaste salle circulaire sobre, donnant par un dôme transparent sur le ciel martien.

-Bienvenue, Richard Schumann. Long time no see, frère.

Majestueux, l’homme qui prononce ces mots approche les deux mètres de haut. Une charpente puissante, chaussé des inévitables bottes noires et blanches, habillée de la non moins inévitable combinaison, rehaussée du rouge et or d’une écharpe qui ceint sa taille et dont les extrémités pendent sur sa cuisse droite. Métissé d’amérindien, ses traits plats et mats rayonnent de charisme et de pouvoir.

-Long time no see, Yaphet vieux frère”, prononce lentement Bruno en s’approchant.

Les deux hommes ouvrent les bras, et s’étreignent solennellement. Puis Bruno se retourne et nomme chacun en les désignant :

-Nasstasia Kamaninsky, de Space City. Maël Schlösser, des Greater US of A. Yaphet Lee-Henriksen, du Clan L’Henriksen. Mon frère de clan.”

-Au nom du Clan, bienvenue, Nasstasia Kamaninsky et Maël Schlösser. Je crois que nous avons à discuter de ce qui vous amène, et de la meilleure façon de régler vos problèmes. Passons à la Kiva.”

Tandis que Yaphet et Bruno s’engagent vers une des issues de la pièce et que Maël leur emboîte le pas, Nasty se penche à l’oreille de Billy Lee.

-Euhh. Tu m’expliques vite fait ?”

-D’accord”, répond la jeune femme dans un sourire. “Yaphet est l’autorité de notre Clan. Son “chef” en quelque sorte. C’est lui qui a parrainé Richard et l’a amené parmi nous. Et la Kiva, c’est le lieu des réunions, des discussions très sérieuses, et toutes autres choses affectant la Famille. Nouveaux venus, cérémonies funèbres and all that kind of things… Allez, vas-y !”

Tandis qu’Archie et Billy Lee restent derrière, Nasty rejoint les autres qui passent une lourde ouverture menant quelques marches plus bas à une pièce circulaire aux parois ocres, de plusieurs mètres de diamètre, chichement éclairée, dépouillée mais agrémentée d’un liseré rouge et or au motif du Clan.

Au moment de s’asseoir, Yaphet se penche à l’oreille de Bruno et lui glisse quelques mots. A son signe de dénégation, il se retourne vers leur suivant.

-Maël. Portes-tu sur toi un quelconque émetteur autre que ton communicateur ?”

-Euuh… Non… Pourquoi ?”

-Pour ça. Ne bouge pas quelques instants.” Le Martien saisit un court instrument dans une niche creusée dans la paroi près de l’ouverture et le passe près du jeune homme. Un court bip se fait rapidement entendre. Les doigts de Yaphet retournent le bas du blouson porté par le Terrien, le palpent, et en extraient dans un bruit de déchirure un plat noyau d’olive noire doté de courtes pattes qui s’agitent.

-Voila pourquoi. Cafard électronique. Émetteur d’impulsions. On va voir très vite ce qu’il fait exactement. Richard ?”

-Tout de suite.” Ouvrant une petite trousse posée au même emplacement que le détecteur, Bruno dissèque la chose en quelques secondes, tandis que Yaphet vérifie à nouveau Maël.

-La Kiva est une pièce blanche”, explique l’amérindien. “Discrétion oblige. Alors, l’ouverture est munie de détecteurs de pas mal de sorte.”

-Classique”, dit alors Bruno en relevant les yeux. “Enfin, dans certains milieux, j’entends. Cafard électronique pré-programmé, avec un minimum d’intelligence pour se dissimuler. Ensuite il remplit la fonction de traqueur, celui qui l’a posé sait où en permanence il se trouve. Je n’ai pas interrompu l’émission en l’ouvrant. On ne peut pas repérer le récepteur, mais on peut expédier l’émetteur ailleurs, si tu veux.”

-En première mesure, je pense que c’est faisable, et que c’est le mieux. Ensuite, nous allons vraiment parler de ceux qui sont après vous.”

Yaphet appelle Archie, lui glisse quelques phrases et le bug, puis rejoint ses invités.

Assis ou debout, par gestes ou par la voix, calmement ou véhémentement, durant une demi-heure chacun parle, s’exprime, prend la parole, évoque, raconte enfin les événements passés, depuis quelques jours ou quelques semaines.

Au bout de ce temps, le comm de la Kiva annonce une transmission, à laquelle répond le maître des lieux avant de se tourner vers Bruno.

-Les propriétaires du vaisseau par lequel vous êtes venus se présentent au Mont. Ils ont des certificats en règle et disent n’avoir aucun commentaire à faire. D’après les gens sur place, ce sont de simples employés de la SilverChalk. Quelque chose à leur communiquer ?”

-mmm… Non… Adressons-nous plutôt directement à la tête.”

Yaphet clôt la transmission, puis avec les trois autres enregistre un message destiné à Duncan Chalk, annonçant leur intention de conclure une paix des braves.

Une fois encapsulée dans une protection logicielle, la missive électronique se voit authentifiée et protégée par l’intermédiaire de l’un des certificateurs informatique légaux opérant sur le réseau, puis est acheminée jusqu’à sa destination, le bureau martien de la SilverChalk, avec demande de transmission en priorité à Duncan Chalk.

Une nouvelle demi-heure s’est écoulée.

-Bien”, laisse tomber Yaphet. “Maintenant, le problème de l’émetteur. Questions : quand a-t-il été mis, par qui, pourquoi ?”

-Pourquoi? Simple”, enchaîne Bruno. “Pour savoir se trouve le groupe. Par qui… supposition évidente : des hommes à Chalk. Quand… plus dur. Ça à pu l’être n’importe quand entre Olympus et la voiture d’Archie. Mais plus c’est tôt, moins c’est probable. Il leur a fallu recevoir nos signalements, nous repérer et monter une filature d’abord. Donc, sans doute dans l’Accélératube -station de la Tour-, ou à la gare de MarsVille.”

-Bien”, poursuit le leader du Clan. “Qu’est-ce que nous pouvons en déduire, et à quoi faut-il s’attendre ?”

Et ainsi de suite, par questions-réponses, chacun des quatre ajoute tour à tour son grain de sel. Une demi-heure s’écoule en remue-méninge. Conclusion acceptée : Chalk sait où ils sont, mais le Clan L’Henriksen est d’un poids suffisant pour éviter toute confrontation ouverte en venant chercher le trio dans son fief. Donc, pour le moment, attendre et penser à la suite.

-Bien. Les neurones ont assez phosphoré. Rejoignons le reste du Clan. Vous allez faire connaissance avec une fête martienne, mes amis”, entonne enfin Yaphet en déverrouillant l’ouverture de la Kiva.

Dans la salle principale, plusieurs personnes rassemblées les accueillent, tous portant d’une façon ou d’une autre le marquage du Clan. Grands ou petits, amérindiens, vikings ou métissés, c’est une assemblée joyeuse qui les reçoit. Yaphet les présente sommairement les uns aux autres puis les lâche. Tout le monde semble connaître Richard, il semble connaître tout le monde, et sa présence est fortement sollicitée. Quelques instants suffisent à Maël pour voguer de groupe en groupe, et même Nasty sympathise facilement avec ses hôtes.

Les moments s’additionnent, les heures commencent à passer. D’autres arrivants se présentent. Des visites de l’immense demeure clanique sont organisées pour les nouveaux. Les nourritures et boissons sont exclusivement d’origine martienne.

Régulièrement de ci de là quelques fragments de chants sont entonnés, individuellement ou à l’unisson. Richard/Bruno parcourt la gamme à volonté, Nasty exhibe un filet de voix qui nécessite un micro, et Maël fait montre d’un organe rocailleux surprenant, passant de l’une à l’autre des chansons du folklore des Greater US of A qu’il semble connaître par cœur. Entre temps ou dans les mêmes périodes, plusieurs membres du Clan manipulent les projecteurs holographiques de la pièce, pour suivre les chanteurs ou exposer leurs créations.

Dans le même temps, on pourrait suivre les petits groupes plongés dans des conversations sérieuses, auxquelles se joint fréquemment Richard. Maël est abordé deux ou trois fois pour apporter ses conseils dans des installations informatiques. Seule Nasty refuse obstinément de suivre ce chemin. Sa seule activité sérieuse -et réciproque- est Archie, avec qui elle disparaîtra bientôt, enfin débarrassée de toute humeur vindicative.

Leurs aînés et autres membres du Clan se montrent plus réservés, mais les départs s’échelonnent, par groupes, en couples ou en solitaire, jusqu’à ce que seuls restent Yaphet, Richard, et trois anciens du Clan.

Dans le bourdonnement feutré des robs nettoyeurs qui sortent peu à peu de leurs emplacements, l’idée du départ des nouveaux venus s’impose : il reste deux Rangers en vie, et il existe une très forte probabilité pour qu’ils attendent leur compagnon sur Terre, à l’endroit prévu. Il faudra donc que Richard y aille, et s’il y va il devra -avec leur accord- être accompagné des deux autres. Une fois là-bas, “qui vivra verra”, comme prophétise Yaphet.

Pour conserver un maximum de chance de les retrouver, le départ doit se faire tôt. “On dort ici, et départ demain, mi-journée” conclut Richard, approuvé par tous.

Sur ce, chacun quitte la salle.

Dans la pénombre martienne qui s’installe, les robs nettoyeurs envahissent la place libre.